Nuit de Noël
L’ivrogne est pressé. Lui, l’ancien de la Légion, il a un rendez-vous urgent avec son pote de poésie, un gars qu’on appelle Verlaine. Il est bourré de mots qui font rêver, pourtant il n’a jamais lu, si ce n’est les vieux magazines trouvés dans les containers à ordures de la rue Lepic. Il faut dire aussi, qu’avec Paulo, ils aiment jouer avec les mots, leur rap à eux en quelque sorte, valses verbales de vieux anars dégarnis devant l’Assemblée Nationale, pied-de-nez sans conséquence à ceux qui ne dégustent que du champagne dans le feutre rouge et vert des salons. Sur le quai, installés sur un banc, leur modeste viatique au sac-poubelle éparpillé, il a apporté, jour de fête oblige, de quoi déchaîner les fleuves les plus impassibles et partir en voyage du Yang tse kiang, au fleuve Niger. De l’Asie aux bastringues naguère enfumés, au fleuve Niger, et ses belles aux seins chauds.
Valse des mots, traversée rapide, la Seine est là, à leurs pieds, devant leurs yeux. Transportant les brillances de la grande ville, elle file doucement vers l’Océan.
Tranquille, un poisson, une carpe de mer sans doute — mais nous n’en sommes pas sûrs — montre son ventre d’argent. Yeux ronds bien éveillés, ouïes bien rouges grandes ouvertes. Coucou dit-il. La carpe est muette pourtant. C’est sa réputation. Elle dit à l’ivrogne, elle dit à Paulo : — eh là, les deux, c’est triste de picoler seul, pas bien joli d’être seulement ivrogne, connaissais vous l’amour ? Tu veux parler de celui de… didive… dive bou…t… eille, de la fée v… ert… e, la boisson des grands poètes ? De l’amour des mots ?
Là, maintenant — serait-ce un gros mot ? — ils titubent vraiment, comme ils en ont l’habitude zigzaguant de gauche à droite sur l’asphalte mouillé des rues grises et noires…
Les amants roucoulent lorsqu’ils sont amoureux. Ils l’ont entendu dire. Un amant amoureux cela n’a pas de signification pour eux. Ils ne sont pas des tourterelles et encore moins des pigeons. Pas grave, dit le poisson, l’amour est partout.
— Balivernes, je te vois venir gros comme une baleine, tu vas nous dire qu’il suffit de bien regarder.
— Que vois-tu toi, au fond de l’eau vaseuse et grasse ?
— Mais retournez-vous les amis, vers la ville aux mille lumières. Vous les poètes de la rue, levez votre tête empâtée, admirez la voûte étoilée, dans la nuit transparente.
— Et toi l’artiste, au lieu de t’éreinter avec l’allumette humide à ranimer ton mégot de cigare de riche disputé devant le Ritz, allume un feu de bois qui va vous réchauffer.
Quelques planches, et du bois flotté à la longue histoire savamment sculptée par l’eau, les flammes apaisantes ont comme aimanté les passants. Quidams qui ont délaissé le faux semblant agressif des lumières électroniques et des publicités agressives, des solitaires, des amoureux, un chat maigre resté un peu en retrait, des sans-logis, des oiseaux marins, un héron au long bec – nous n’avons pas su s’il était emmanché d’un long cou — a dit Verlaine. Guitares, flamenco Andalou, chants berbères. Ils sont là, fascinés par la danse des flammes. Cœurs réchauffés qui attendaient le signal au milieu de la nuit boréale de décembre. Maudit hiver. Les vigiles, gardiens de la décence et chasseurs de pauvres ont fait comme s’ils n’avaient rien vu. C’est la nuit de Noël. On le sait, car les cloches de Notre Dame qui appellent à la messe, se mêlent aux guitares et aux chants de tous les continents. Dans la nuit bleue, dans la lueur du feu et du feu d’artifice des braises qui éclatent, la fête païenne a duré jusqu’au petit matin : Paulo a débité tous les poèmes qu’il connaissait et il en a inventé d’autres… oublié le vin triste…. Le vin joyeux seulement. Du bon breuvage du vrai, qui coule comme miel dans la gorge, il y en a eu… même du foie gras et de l’excellent boudin blanc… Avec du pain frais et du pain d’épice. Un touriste venu de Provence a apporté les 13 desserts. Dates, figues, amandes… La petite troupe a attendu que demain se lève. Il fera moins froid sûrement.
Petit matin. Le sapin érigé sur la grande place scintille de cristaux de glace. De la vraie glace. L’étoile du Sud et accrochée en haut de l’arbre. Les rois Mages, Melkior, Gaspard , Balthazar sont déjà là avec plus de 3 semaines d’avance… modernité oblige.
Sous le Pont-Neuf, nos amis ronflent encore un peu, visage rouge émerveillé par cette fraternité inespérée…
Déjà les enfants étrennent leurs jouets électroniques. Un père gueule : le robot « Collector » ne fonctionne déjà plus — garantie un an se dit-il, j’ai la facture. Mais ce n’est pas du goût de l’enfant. Piles mortes, piles défectueuses. L’enfant gâté pleure. — Mon cadeau dit-il à Paulo mal réveillé ! L’enfant pleure, l’enfant part. Il fait mine de partir.
Pour le consoler, il lui offre un radeau de bois rapidement bricolé avec son Opinel et quelques ficelles. L’enfant va vers la rive, accessible à cet endroit, pour mettre son esquif à l’eau. Il a fixé dessus comme bouteille à la mer, un message d’espoir, car il est seul. « Toi… au bout de l’océan »… message incertain, réponse incertaine. Il lui rend visite, à l’enfant du bout du monde.
L’enfant roi, l’enfant gâté par tous les présents superflus qui demain seront revendus ou échangés contre d’autres objets parfaitement inutiles et briseurs de rêves dit : « plus faim j’ai. » J’ai faim d’amis, de rencontres, comme l’ivrogne, comme Paulo dit « Verlaine », qui dit de jolies poésies sur les bords de la Seine.
La ville est encore assoupie par la fête inégalement partagée. Elle digère. Elle a fait gras. Mais mon cœur ne bat plus, devant cette scène là… Si : il bat vite…. Il palpite à la vue de tous ces espoirs inassouvis. Un peu, mais je tremble de peur…
Et puis demeurant à quelques rues : le roi. Si le roi savait ça Isabelle, il pourrait mieux comprendre ses sujets. Il dirait : « ils sont heureux, ils ont tout ce qui faut, ils n’ont pas faim, il y a les restos du cœur ». Mais le roi est fatigué. Il est mal informé, il ne sait plus. Il ne veut pas savoir. Statistiques tronquées par les conseillers.
Il est enfermé dans sa tour d’ivoire, dans son jardin à lui, qui n’est pas d’Eden, même plus celui d’Élysée. Claquemuré avec les siens, loin du peuple qui l’a désigné lui parmi d’autres et qu’il ne connaît plus. La petite Hanna a eu des pommes pour Noël se dit-il, et les oranges sont maintenant abondantes sur l’étal des épiciers de Barbes autres rois mages modernes. Elles sont arrivées des pays chauds par l’avion, mais aussi par l’océan et le cargo, par la Seine qui coule tranquille au pied de l’ivrogne et de l’enfant et de Paulo.
La carpe qui ne disait mot a fait son travail. Elle a regagné les profondeurs du fleuve. Événement heureux, Marquise — compagne d’infortune de Verlaine, et de Paulo, a fait 3 petits chiots. Le chat qui était toujours en retrait, comme un spectateur attentif s’envole. Il a vu. On a cru que c’était un chat, mais c’était une hirondelle qui retardait son départ pour assister à Noël. Elle pensait-on le lui avait dit — que c’était beau, que c’était bien.
Bien sûr, demain sera demain. Il y aura bientôt la nouvelle année. Tout continuera comme avant, mais ce n’est pas certain. Peut-être que le roi sera encore fatigué, mais ce n’est pas certain. Ce qui est certain, c’est que pour une fois, le feu allumé sur la berge n’était pas celui des naufrageurs, mais bien celui des sauveurs d’une nuit. Un autre enfant, au bout du monde répondra par un mail à la bouteille à la mer.
Gérard - 18 décembre 2013
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