FÊTE AU VILLAGE
A la fin des années 50, dans ce village aux confins du Haut Languedoc et du Rouergue, la fête de la Saint Jacques qui avait lieu vers le 30 juillet, était un moment important. C’était l’occasion pour la plupart des villageois et pour les paysans dégagés du souci de la moisson, de déroger à la sobriété quotidienne. Les récalcitrants qui préféraient rester en retrait de la fébrilité générale, se voyaient parfois chahuter par les jeunes fêtards via l’explosion de pétards et embrasement de feux de Bengale sous leur fenêtre, au milieu de la nuit de préférence. Il est arrivé que des pots de chambre assortis de bordées d’injures, soient vidés sur les assaillants. En représailles, certains ont eu la surprise au petit matin de voir leur porte bouchée par parpaing et ciment. C’est du moins, ce que les anciens racontaient.
On voyait des personnages endimanchées qui ne descendaient que rarement au village : notamment des fermiers arrivés en tracteur Massey Ferguson tout neuf et remorque chargée de femme, enfants et employés. Pour les hommes, le costume du mariage était sorti de l’armoire. Sauf en cas d’embonpoint prématuré, il faisait l’affaire de nombreuses années. Quelques femmes arboraient encore un chapeau acheté sur mesure chez la modéliste dont la boutique était fermée depuis au moins 15 ans.
Pour la fête, on rencontrait famille et amis proches, mais aussi d’autres personnes venues du bourg, Camarès et des villages voisins. Les jeunes, garçons et filles, souvent isolés dans leur ferme ou leur hameau, s’étaient regroupés pour organiser un programme qui comprenait notamment le bal. Le bal véhiculait l’image de la grande Ville - lieu lointain de la modernité, du rock and roll et des boites de nuit - par la musique moderne entendue au transistor, objet nouveau. La fête participait aussi, au rite de passage que constituaient recensement et conscription, formalités préalables au service militaire. La classe, c'est-à-dire les garçons de 18 à 20 ans, en étaient, en quelque sorte, les héros. Ils passaient dans les maisons au moment du repas du dimanche et sollicitaient un peu d’argent destiné à couvrir une partie des frais liés aux manifestations, notamment le défraiement des musiciens. En récompense, l’accordéoniste qui les accompagnait, jouait à la demande l’air préféré du chef de famille. Prélude au laisser aller de la fin du repas où la « Chanson des blés d’or », côtoyait « Viens Poupoule » davantage égrillarde et autrement rustique.
Il y a là deux mondes : le 19e et le 20e siècle. C’est aussi la fin de mon enfance. L’éveil à la vie prend une autre dimension.
A 10 ans, je sors de la bulle de la petite enfance, je comprends un peu mieux le monde et les adultes avec leurs faiblesses, mais je garde encore une capacité d’émerveillement. L’adolescence sera plus difficile…
Bien que je vois les grands rouler les mécaniques et faire les beaux, je n’ai qu’une vague idée de ce que les mots séduction et drague supposent ; également je ne crois pas avoir entendu dire que de solides bagarres entre jeunes un peu alcoolisés aient pu éclater. C’est encore le temps de l’insouciance.
Je suis émerveillé par le petit monde des forains et des musiciens qui prennent possession de la rue. Leurs boutiques (baraques plutôt), me paraîtraient maintenant bien modestes voire dérisoires, mais ces baladins et saltimbanques étaient porteurs de liberté et d’horizons lointains. Ils me séduisaient par leur mystère et souvent par la fantaisie que l’on ne trouve pas autour de soi. Ils seront membres du village pendant une semaine. L’apothéose sera samedi et dimanche
L’orchestre et sa chanteuse Luce Belair, venus de Montpellier ont été annoncés longtemps à l’avance au travers d’une campagne d’affichage sur le tronc des platanes à 20 kilomètres à la ronde. Le marketing a fait mouche, puisque la chanteuse inconnue, m’apparaît comme une grande star du show business, bien que je ne l’ait jamais entendue à Radio Luxembourg en tant que fidèle auditeur de Zappi Max et du jeu « quitte ou double ».
Les musiciens officieront trois jours de suite, devant la poste, à l’emplacement de la bascule publique, car le curé Daudet ne supporte pas la fête païenne place de l’église, insulte, dit-il, au monument aux morts et à la grande croix au christ dénudé et souffrant, qui plus est peint en rose, qui la jouxte.
S’installent donc, le manège pour les plus petits dont j’estime ne plus faire partie, le stand de tir tenu depuis des décennies par la famille Rey, diverses baraques, dont la pêche aux canards en plastique qui faut attraper avec un crochet au bout d’un tige en bois – je juge ce stand et ses récompenses peu attractives, le modeste tir aux boites de conserves cabossées, la loterie et sa galerie de lots qui paraissent somptueux quoique inintéressants pour moi, car réservés aux adultes et aux filles. Que faire d’une couverture en laine synthétique, de poupées alsaciennes et autres nounours énormes, de cocottes minutes Seb ? Nous n’avons pas droit aux autos tamponneuses (modestie du village oblige). Elles viendront plus tard avec le téléphone et la télé .
Le stand de tir qui bien évidemment, n’est pas destiné aux enfants, a toute mon attention (le mot attraction prend ici tout son sens). Symbolique des armes à feux certainement.
Qu’on vise avec la carabine, un carton , des ballons de baudruche qui volettent dans une sorte de cage ou des pipes de plâtre qui supportent une fleur en plastique et en plumes colorées de rose ou de vert fluo que l’on offrira à sa fiancée ou béguin d’un jour, on trouve ici le prestige, que confère devant les copains le fait de faire mouche sur la cible.
Par quelle prétention, je jugerai maintenant cette petite vanité, machiste et nulle ? Et puis, les plus grands pouvaient gagner au tir une bouteille de mousseux avec bouchon en plastique. J’avais parfois droit à boire au goulot, comme un privilège donné de la part d’un grand. La cigarette, autre rite de passage, était une autre affaire mais elle ne faisait pas partie des lots.
Le dimanche, la grand-messe excède exceptionnellement d’une demi- heure la durée ordinaire, comme pour nous faire saliver avant les grandes festivités de la journée. Autant dire l’impatience de l’assistance et surtout des plus petits. On ne doit pas oublier le saint patron Jacques - le majeur - qui protège les récoltes. Les religieux, Frères du pensionnat St Thomas s’en donnent à cœur joie par leurs chants grégoriens. La totale : c’est long depuis « l’Asperges me » où le curé asperge l’assemblée encore attentive, jusqu’au missa est. Ouf, Deo gratias. Je me rends compte maintenant que ces chants grégoriens étaient une chance rare d’accéder à la musique pour de jeunes oreilles (d’ailleurs certains jeunes du village sont devenus d’excellents musiciens). Mais l’attente de la fête était trop douloureuse et pas de pitié pour les recommandations de modération du curé lors de l’homélie. D’ailleurs, Dieu merci, il ne sera pas exempt de boire un coup de Carthagène ou de vin de noix de trop, en tant qu’invité d’honneur chez quelque paroissien.
Ma grand-mère, qui surveille avec bienveillance, m’attribue quelques pièces de un franc. Une fortune rapidement absorbée par les cinq boules du tir aux boites de conserve l’achat d’un paquet surprise (au moins, on est sûr de gagner quelque chose, mais l’attente et l’énergie dépensées pour déchirer le gros cône de papier décoré est souvent mal récompensée par quelques carambars, malabars aux gentilles blagues qui font sourire et fraises aux colorants incertains.
L’après-midi du dimanche, sommet de la fête, les hommes et enfants s’affairent autour des jeux (les jeux d’adresse sont-ils réservés au sexe masculin ?), concours de pétanque, tournoi de foot contre les voisins de Fayet. Les joueurs de Brusque perdront la rencontre car ils ont le souffle court à la suite des libations de midi et des jours précédents. Mais dit le Maire, l’important c’est de participer. Et puis ceux qui auraient pu marquer des buts sont sur le pont Neuf, où a lieu le tir au pigeon d’argile, peut être parce qu’il faut bien s’entraîner pour l’ouverture de la chasse toute proche, peut être aussi pour l’appât du gain et encore le prestige. Les bons tireurs gagnent….du gibier : lapin vivant et autres perdrix.. Ceux-là m’impressionnent beaucoup, par leur exploit qui consiste à déquiller en pleine trajectoire un disque projeté dans les airs.
Le soir, grand rassemblement pour le bal de clôture, j’ai la permission de minuit, place au au paso doble et au twist. Mais pendant un bal, les enfants s’ennuient. Ils gênent parfois parents et grand-frère ou sœur. Pourtant, je suis scotché devant l’estrade. Je savoure le spectacle des musiciens en habit de scène sous les projecteurs, les deux guitares électriques, le solo de trompette ou de batterie. Les bluettes à la mode, comme aujourd’hui sont tristes, ce sont les pires : « ne me quitte pas », « la foule » … , nostalgiques : « elle était si jolie, que je n’osais l’aimer »…, très rarement joyeuses….. Luce Belair, blonde oxygénée, pantalon blanc moulant, visage fardé et pâle, est nettement plus vieille et moins jolie que sur l’affiche, mais elle ne me déçoit pas. Comme une éponge j’absorbe musique et paroles du slow susurré par la belle : « quand vient la fin de l’été, sur la plage… » (Nous ne sommes que fin juillet pourtant). Elle enchaîne d’autres tubes entendus à la radio - l’émission Salut les copains, ce sera beaucoup plus tard - Sur la piste, les corps des danseurs se rapprochent dans la pénombre.
Il est minuit, on vient hélas me chercher. Les couples continueront de tourner dans la nuit.
A dix ans, on ne manque à aucune fille, le bonheur d’être avec une femme reste une espérance confuse et lointaine. J’ai mis du temps à m’endormir, qu’est ce qui m’a troublé le plus : les chansons qui trottaient dans ma tête ou le sex-appeal de Luce Belair ?
Gérard
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