Maridan-Gyres

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Les fourmis- 30/10/13

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« Quand l’homme avait le dos tourné, le monde se remplissait de choses mystérieuses, d’étranges complicités naissaient entre elles, des alliances inconnues se formaient, dont nul n’avait idée, et dont il ne restait aucune trace à son retour. Mais il fallait une prunelle pure et une oreille exercée pour les distinguer, pour en déceler les traces ».  Jean carriere , l’épervier de Maheux

 

Les fourmis rousses des bois sont facilement reconnaissables par leur aspect bicolore : la tête et l’abdomen sont noirs ou roux foncé, tandis que le thorax est rouge brique.  Ces fourmis ne piquent pas  Pour se défendre, elles recroquevillent l’ abdomen sous le thorax  et projettent un jet d'acide  avec une force redoutable  Elles se servent aussi de leurs mandibules pour déchiqueter leur proie, et injectent de l'acide dans les blessures ainsi infligées.

Les fourmis encerclent la Borie, bâtisse  minérale aux murs de granit enracinés dans la montagne du Bougès .  Pour marcher il faut enjamber les colonnes qui débouchent  par centaines de milliers  de la fourmilière, sorte de dôme d’aiguilles de pin, adossé au pied de l’arbre plusieurs fois centenaire.

Mauvais sommeil, cauchemar du  petit matin, langue pâteuse à cause du  vin d’épicier bu  quand on est trop triste. Samuel  émerge d’une mauvaise nuit, d’une mauvaise année de  canicule qui dessèche les champs depuis la fin avril.  Le pré d’en haut permet habituellement, deux ou trois fauches d’herbes odorantes de trèfles, de renoncules, de menthe, de jacinthe, de serpolet, qui donnent aux laits de brebis ou de chèvres, ce goût si particulier des hautes terres cévenoles et la récolte assure six mois de nourriture pour les bêtes. Cette année, dés le mois d’août, il a fallu faire venir à grand frais l’herbe de la Crau….

Et surtout, au mois d’octobre, Julia est repartie avec les martinets, oiseaux migrateurs. Le bonheur n’est plus dans le pré, il n’est plus qu’illusion d’écran numérique.  L’écran est maintenant noir. Samuel ne regarde plus la télé, ne se connecte plus à Internet, sauf pour les factures du Crédit Agricole. Il préfère éviter les quelques voisins disséminés sur plus de 20 kilomètres ; Il n’oublie pas qu’ils avaient jasé de son bonheur furtif.

Elle avait  apporté le printemps dans sa vie.  Le toit de la vieille bâtisse avait été refait,…la provision de bois de hêtre et de bouleau reconstituée.  Un peu de confort  moderne introduit dans la cuisine qui servait aussi de séjour. Ils avaient même pour projet de construire un petit pavillon, plein sud, à l’abri du vent d’Est, un peu plus haut, prés du gros hêtre, là ou le soleil séjourne le plus longtemps. 

Ils avaient emprunté sur 15 ans, afin de  créer une laiterie modèle destinée à la fabrication de fromages. Julia se chargeait de les vendre dans les restaurants et les marchés. Normes européennes obligent : tout en inox rutilant . Parfaitement nikel.

Mais, Julia n’avait  pas pu résister à l’âpreté de l’endroit :  au manque de relations,   au froid, au soleil brûlant, au vent, à l’exigence des bêtes : nourrir, soigner, nettoyer, aider à mettre bas au milieu de la nuit froide dans l’odeur de purin de l’étable. Elle est restée deux  années. Comme elle était venue, sans trop de bagages, elle est repartie en  Ukraine, où disait- elle les champs de blé se perdaient à l’infini.

Ici,  vous avez tout disent les touristes ! le calme, l’air pur, l’espace, la nature est toute à vous.  C’est ce que pense parfois Samuel. Il aime profondément, ces paysages ras, parcourus de ruisseaux qui se rejoignent dans les vallées. ces montagnes de granit à dent de cheval, sur lesquelles  sévit un climat presque aussi rude qu’au cercle arctique,  si loin et pourtant  proches de  100 Km à vol d’épervier de la Méditerranée. Sur la lande, le corbeau  décrit de larges courbes  au dessus des croupes dorées, rouges ou blanches agrémentées de maigres arbustes. Les terres cultivées, encadrées de lourdes pierres arrachées à la montagne en ont pourtant nourri du monde et pas seulement les oiseaux noirs, le coq de bruyère  ou le lapin caché au fond des terriers.

Les vieux meurent et  les fermes sont abandonnées les unes après les autres

Dans le champ du bas, témoins immobiles,  prés du grand noyer, les tombes des ancêtres, avec leur nom écrit dans la pierre sont maintenant envahies par les ronces. Il n’a maintenant plus le goût de partir  ailleurs, à la ville et d’ailleurs, le peut-il ? Quoi faire avec un BEP d’agriculteur et le chômage qui sévit partout ?…Et puis, il le martèle dans sa tête, il l’aime cette terre, Il y mourra même si c’est aujourd’hui, demain ou dans longtemps….

C’était un cauchemar. Oui.

Il regarde au dehors. Les fourmis engrangent leurs dernières provisions. Bien sûr, sont  déjà là,  les premières gelées de novembre, les premiers flocons charriés par un vent froid, le ciel malveillant ,  mais aussi les fulgurances  du soleil entrevues dans la brume du matin.

La neige va tout recouvrir, les vieux le disent et se souviennent de 1956 où les congères dépassaient plusieurs mètres. En 1980, la DDE n’était venue dégager la minuscule route maintenant goudronnée qui même à la Borie, qu’au bout de 1 mois laissant ses 3 habitants et  la centaine de brebis et chèvres plus le chien en complète autarcie.

Que faire ? se recroqueviller, s’enfoncer comme l’ours qui hiberne ou la marmotte chanceuse. Qui paiera les factures qui s’occupera des bêtes, du chien fidèle qui jappe d’amitié ? Il faut s’accrocher à la pente, l’homme doit marcher, absolument, ne jamais s’arrêter, dormir juste ce qu’il faut. On le lui a appris. Son père, son grand’ père lisaient la Bible les soirs d’hiver (l’hiver encore).

Pour -peut-être-  la dernière fois de l’année,  Il va conduire les bêtes,  la haut au dessus du col de Jalcreste, d’où il verra le couchant, vers l’océan, vers l’Amérique… Les quelques pluies d’automne ont favorisé la repousse de la végétation. C’est une féerie de millions de gouttelettes argentées en suspension. il entend au loin les tronçonneuses des forestiers, Il voit la grande route qui mène au bas-pays  et aussi aux emmerdements se dit-il… Ne pas penser à la ville à ses lumières, aux jolies jambes des filles,  qui  marchent les mois d’été sur le sentier de randonnée.

C’est beau, ce soleil voilé, rouge, doré, qui tombe sur l’Aigoual . Il ne s’en lasse jamais .

17 h, le soleil se couche depuis la nuit des temps.  Un peu ragaillardi tout de même. le chien  fait le chef des bêtes. Il n’y a pas d’ordre à donner , ils se comprennent sans se parler. La vieille ferme en granit à dent de cheval est en bas dans la brume Il a envie de voir fumer la cheminée, comme du temps de ses parents, comme du temps de Julia.

La cuisine est sombre. La bouteille de vin est presque vide sur la table de formica rouge. Le verre, les miettes de pain.  Sur le petit bureau du père… : les factures… Au mur,  le calendrier de la poste avec une photo de Nice,  une photo de Julia, blonde comme les blés d’Ukraine. La fenêtre étroite qui  peine à diffuser les derniers lueurs du  jour donne sur un espace bleuté  de vallonnements infinis … .A droite de la fenêtre, comme une nouvelle tentation du fruit défendu,  Il voit aussi,  la lucarne noire de l’ordinateur d’où était venue Julia….

Dehors, les fourmis sont maintenant à l’abri dans le  dôme d’aiguilles de pin adossé au pied de l’arbre plusieurs fois centenaire, chaque année détruit, chaque année reconstruit, sans fatigue ni haine  apparente,  dans une  sorte de fatalité . Il ne prête même plus attention à  ce monticule de brindilles, sorte de terril sans mine , habité de millions d’individus. Voisinage silencieux, même pas menaçant.

Gérard 30/10/2013



30/10/2013
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