Maridan-Gyres

Maridan-Gyres

L'oncle d'Amérique de Gérard

Un oncle d’Amérique

 

Certaines familles ont leur secret.  D’autres comme la mienne  ont leur oncle d’Amérique. Et si secret et oncle étaient liés ?

En tout cas, ni ma mère, ni ma grand mère ne m’ont jamais  vraiment parlé,  à moi Elodie,  d’Auguste Soulier  oncle de mon grand père maternel,  parti de Montpellier via  Paris et le Havre  pour les USA , le  24 juin 1913.

Quel coup du hasard  m’a fait tomber aujourd’hui, sur la boite dissimulée au fond de la vieille  armoire  du grenier  !  Dissimulée parmi le trousseau de mariage de ma grand mère, cette boite contenait  toute une histoire.  Allais-je enfin pouvoir répondre  à un long silence familial ?

 

Accroupie sur un vieux pouf craquelé, j’oublie  que je suis  venue pour débarrasser les  vieilleries et reliques et que le temps presse. Il ne reste que 3 jours jusqu’à la signature de la vente de la maison familiale et  l’acheteur l’achète  vide (de tous ses souvenirs ?).

Je m’apprête à  plonger dans  ce passé pas si ancien que cela.

Peu de choses :  5 longues  lettres  espacées de 10 années (entre 1913 et 1923),  foisonnantes  de détails quotidiens et  annotées comme un livre de bord.  

Une vieille photo de lui,  devant les chutes du Niagara.  Mais point de traces de bonne ou de mauvaise fortune.  Certains émigrants sont pourtant devenues milliardaires…

Sur la  photo, son visage presque féminin, est  surmonté d’un chapeau melon et  orné comme les hommes de son temps d’une belle moustache.  Il  se dégage de ses traits et  du regard bleu perdu dans le lointain,  un mystère,  une grande douceur  et presque de la tristesse.  Je remarque aussi des mains fines ;  Il est vêtu simplement d’habits de ville, sans pauvreté ni prétention ,  bien que l’on dénote une  certaine recherche.  Il n’a pas vraiment l’air d’un cow-boy et  encore moins d’un aventurier notre mystérieux  tonton !

 

Et puis  ces mots énigmatiques et lourds  couchés sur le papier jauni  d’une écriture fine et serrée  au milieu de la description méticuleuse de banalités de la vie quotidienne,   comme s’il n’avait pu  vraiment tout dire : « guerre, amour, famille, pays, honte ». 

Au cours du 19e siècle et jusqu’au début du 20e, l’émigration vers le nouveau continent  a fait rêver  et a concerné des  millions de personnes poussées par la pauvreté ou d’autres motifs pas toujours avouables.  Quel sens donner à ces mots est ce seulement la misère ou la soif d’aventures qui l’ont poussé au départ ?

 

Je m’attarde dans ce grenier  et le temps passe.

Mémé,   âgée maintenant de  95 ans  m’appelle  depuis  le salon  pour le « tea time » qui  est un moment important dans la vacuité des ses longues journées.  Elle prononce  « the time »,   avec l’intonation anglaise,  très contente d’employer cette expression,  bien qu’elle n’ait  jamais quitté le Languedoc. Pas  besoin de vous dire quelle a encore toute sa tête et il  faut croire que son fichu caractère de gouvernante est son secret de longévité. 

Je laisse le grenier ,  bien que pressé de  terminer la lecture de ces courriers qui je le pressent, peuvent m’entraîner vers quelque vérité pas bonne à savoir.

 

 Comment s’y prendre pour en savoir davantage sur la vie d’Auguste Soulier ?

  « L’américain » comme dit grand mère.  Elle y faisait très rarement allusion, sinon  de manière évasive et non sans un peu de mépris. Et elle élude encore.

- « Non mémé, le thé  ce n’est pas comme le marc de café je ne peux pas  lire dans le thé ».

- « Il est très bon , c’est du Pharaon  de chez le fournisseur « Mariage  frères » et je le fais venir de  Paris me dit-elle très fière « .

 La sentant  davantage en veine de s’épancher je me lance :

-« dis mémé, l’oncle  Auguste , je me demande ce qu’il est allé  chercher aux States ».

-« que es aco les states ? » (quand elle emploie l’argot occitan , c’est qu’elle est gênée).

-« tu sais Auguste ?  l’américain ».

Mémé bat des cils, soupire, je crois voir son visage fripé, se crisper, rosir et même rougir.  Elle me répond tout de go comme une délivrance soudaine :

-il s’est comporté comme un goujat,  qu’est ce qu’il lui a pris a cet imbécile de partir là bas !

 

D’un seul coup, elle d’habitude si maîtresse d’elle même, si raide dans son attitude s’est lâchée. Je pense maintenant que cela lui a fait du bien.

-« Je l’avais attendu, espéré, désiré pendant de long mois. Il était l’ombre qui surgissait au creux de mes nuits. Elle  créait des fantasmes qui embrasaient mon corps en des féeries extatiques «  (ce sont ses paroles,  mot pour  mot et bien éloignées de la grenouille de bénitier que j’ai bien connue, exutoires  de  je ne sais de quelles frustrations.  Je ne dis pas tout car le curé de la paroisse en aurait frémi.

J’ai compris que quand elle avait fait son deuil du  « corniaud » qui ne reviendrait pas, elle  s’était mise à le haïr aussi farouchement qu’elle l’avait aimé.

Quel couillon  quand même, et quel gâchis,  disait-elle. Je lui ai répondu :

- « mais peut être que ce départ lui a évité de mourir à la grande guerre ».

- « une fuite, oui une double fuite devant la nation et les tranchées. Surtout une fuite envers  moi et mon amour fou « .

Puis elle fredonne machinalement la chanson de Sardou entendue à la radio « Si les ricains  n’étaient pas là »  et elle enchaîne avec  Renaud  « on serait boches,  on se gaverait de Deutch mark…. ».

 

Mais elle divague un peu maintenant, je m’en veux d’avoir remis  cette histoire sur le tapis et de la faire souffrir. A son âge et après toutes ces années  je ne suis pas sure des bienfaits de la thérapie par la parole.  J’ai visiblement sorti un cadavre de la boite et faisant  revivre le mort ou plutôt le disparu.  Avivé d’ anciennes blessures.  

 

Je sens qu’elle de me dit pas tout sur cet homme.  Ce qui s’est passé ensuite reste  en filigrane dans ses réponses évasives,  comme dans les lettres maintenant dans  la lumière  qui m’attendent  au grenier.  Mais on doit tout  débarrasser y compris les histoires anciennes,  à la grande tristesse de mémé qui partira en maison de retraite. 

 

Un autre thé assorti des madeleines de sa marque préférée et je me lance à nouveau dans des questions avant quelle ne se ferme peut être définitivement. Je veux savoir si elle a eu de ses  nouvelles après la guerre, si son   métier de tailleur  lui avait permis de bien gagner sa vie, si il s’était marié.   Surtout  je voulais connaître le pourquoi de ces mots très forts de significations s noyés dans les banalités épistolaires de la pluie et du beau temps. 

-Mémé,  j’ai 40 ans,  je dois savoir maintenant. Dans ses lettres, je comprends  le mot amour, je comprends le mot guerre et la honte de la désertion pour la famille et lui-même.  Je te le dis, sur ce point,  je l’approuve.  Quel gâchis, quelle connerie cette tuerie.  A sa place j’aurais fait comme lui.

Mais est-ce tout ?  Pour toute réponse elle murmure :

-C’était il y a 70 ans . Elle ne dit plus rien et je crois que ce n’est pas nécessaire.

Il me vient  comme une fulgurance  dans mon esprit :  je pense à mon grand-  père que je n’ai pas connu puisqu’il est mort à Verdun en 1916. Je pense à ma mère qui a  70 ans maintenant.

Si  cet oncle jugé comme un renégat  était  mon grand-père biologique ?   Les actes de l’état civil ne décrivent pas la complexité de la vie des hommes et des femmes.

Ce que je comprends c’est que le non dit familial sur la désertion et la  naissance d’un enfant hors mariage a  caché une double honte et la souffrance qui va avec.

Il me faut replacer ces évènements dans le contexte de l’époque et heureusement, les temps ont  changé. les grandes guerres n’ont plus cours et on peut avoir un enfant hors mariage sans que l’opprobre soit jetée  sur la famille. C’est d’ailleurs mon cas et  je revendique cette liberté.

Mon grand-père et puis ma mère n’ont rien su (ou n’ont  pas vouloir savoir) de cet américain mystérieux et surtout lointain, qui n’aurait plus donné signe de vie. Peut être est –il devenu milliardaire et point d’héritage pour moi.

Un peu lourd ce secret , peut être mais le temps efface les blessures les plus vives.   Le moment venu mes filles sauront,

Grand-mère ne dit plus rien. Elle s’est assoupie…

 

 

 



03/08/2013
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