Maridan-Gyres

Maridan-Gyres

Vernissage

 

Pour ma première exposition d’un peu d’envergure, je n’ai pas eu trop le choix concernant les personnes à inviter au vernissage. Disons plutôt que je n’ai pas pu faire la fine bouche et sélectionner entre les amis et les autres. L’important était de faire connaître mon travail à un public, qui fait, défait et qui achète quelquefois. Dans un milieu où la concurrence est sévère, les jaloux, les artistes ratés et aigris aussi étaient présents. La critique parisienne est souvent élitiste et snob. Venimeuse…

 

J’approchais les 35 ans. Trop d’années de vaches maigres, à exercer de petits jobs, à dépendre de relations occasionnelles. À squatter chez l’un et l’autre… Sans le sou bien souvent. Mi-cigale, mi-fourmi, oiseau sur la branche aussi. Je n’avais pas de message particulier à adresser au monde, mais je faisais ce qui me plaisait. Concernant le mode d’expression, j’hésitais alors entre photo et peinture. Je trouvais les deux disciplines complémentaires. Davantage doué, j’aurai complété par la musique.

Ma chance (ou le déclic en quelque sorte) a été provoquée par la créatrice de parfums « Louise Amour » (c’est son nom ou le nom de son entreprise, je ne me souviens pas). De passage à l’abbaye de Conques, elle avait été subjuguée par la poésie (ce sont ces mots) que dégageaient mes photos argentiques, en noir et blanc, exposées le temps d’un été. Le thème portait sur les paysages sacrés et les lumières du Rouergue.

Subjugué, je l’étais moi aussi par sa culture primesautière, le charme désuet et la vitalité qui se dégageaient de cette jolie femme simple et en même temps sophistiquée. Volatile en tout cas, comme le parfum. Peu de temps après, je lui montrais mon modeste atelier, mes peintures et photos. Des portraits de visages singuliers saisis au sein d’un monde rural en voie de disparaître et des paysages du sud comportant pierres et arbres. Minéral et végétal. Terre et ciel. Aboutissement de plusieurs années de recherche sur la couleur et la lumière. Je ne me prenais pas pour Cézanne qui cherchait une harmonie parallèle à la nature. Étouffant mes doutes, je croyais encore à mon talent. Encore un peu.

Elle téléphona sur le champ à un ami galeriste. La date d’une exposition fut rapidement décidée. Louise avait également évoqué un projet de livre sur les chemins de Compostelle ayant pour titre : « plantes, fleurs du chemin, parfums du très haut ». Elle avait longuement parlé de parfums et de Dieu. Je n’avais pas tout compris. Je pourrais assurer les illustrations de cet ouvrage. Et puis, ajouta-t-elle : — l’argentique c’est autre chose, il laisse voir l’invisible, bien mieux que le numérique… Va savoir.

Rencontre, donc inespérée. Chance rare de me faire reconnaître, d’exister par ce que j’aimais faire… Le succès, l’argent, les femmes qui du jour au lendemain vous trouvent intéressant et beau, cela ne m’avait pas préoccupé jusqu’ici.

 

Louise s’est donc chargée des invitations. La petite foule se presse. Elle me présente. Je bredouille quelques mots, n’entends pas les commentaires. Pas d’alcool pour moi. Je leur laisse le buffet. Ils ont l’air d’avoir faim, puisqu’ils s’y précipitent. La foule a toujours faim. D’habitude, je fuis les rassemblements, les poncifs, les faux connaisseurs, les gens vides.

Il y a là, des vieux élégants, des jeunes beaux décontractés au bronzage permanent qui se racontent leurs voyages, des courtisanes blasées. Bref des gens du milieu artistique qui s’aiment, qui vont de l’un à l’autre, se moquent, s’évitent et se détestent.

Louise, navigue avec aisance dans ce petit monde parisien. Très occupée par les mondanités, elle m’a laissé à mes admiratrices.

Deux femmes m’abordent. La plus âgée (nettement plus âgée), encore belle, sculpturale, me demande de lui expliquer un tableau intitulé « flagrance divine ». C’est le seul qui soit vaguement figuratif. Je dis vaguement, car en fait il ne l’est pas du tout. On peut effectivement y distinguer (c’est selon) un ange avec une figure féminine très évaporée. Mais bon. Le tableau représente autre chose. Je me fends de pédagogie. La belle femme, balance des banalités sur Picasso, qu’elle admire. Mais la façon dont elle parle de la peinture me fait rapidement douter de la réalité de ses connaissances. Ce n’est pas la seule ici qui fait semblant de savoir. Plus grand de taille qu’elle (c’est utile parfois), je la toise un peu : elle ne perd pas un centimètre, tête de lézard vert relevée aux longs cheveux faux blonds savamment décoiffés, allure sportive, façon Jane Fonda, adepte du bodybuilding, visage verni. Le peintre remarque le lifting qui a tendu le visage afin de lui donner éclat et jeunesse éternelle : pommettes, lèvres, cernes sont retouchées. Les seins, n’en parlons pas. 

Elle évoque des bouts d’essai de films effectués jadis avec Lelouch (c’était au moment du film un homme et une femme, vous savez !). Elle a été mannequin, mais pas très longtemps. Photos dans le magazine « Elle ». Elle ne dit pas l’année. Un mariage avec un chirurgien — vous savez, celui qui a opéré… — Non je ne sais pas.

Elle me présente sa fille. Elle est belle. Elle a 16 ans. Déjà les concours de beauté. Miss Deauville et peut-être des castings pour la télé et le cinéma. Elle prend aussi des cours de comédie, de danse. Cela n’empêche pas des études, bac en section artistique… Elle fait des photos de mode aussi, depuis l’âge de 13 ans, mais je veille.

La grâce de la jeune fille me touche. Elle est sans doute, enfant tardif, enfant unique, enfant roi, ange ou démon. Elle ne dit rien et baisse les yeux dans l’ombre de son chaperon de mère. Quatre décennies d’écart entre les deux femmes, peut-être. Une éternité.

C’est vrai, elle est ravissante, la jeune fille de couverture de magazine people, qui baisse les yeux. Visage diaphane et rose qui accroche la lumière. Photogénie, photo réussie d’un point de vue technique. Mais le visage est lointain, presque froid, insaisissable, comme désincarné. Soumis.

Maintenant, je distingue mieux la mère au visage verni et je pense à la sorcière et à Blanche Neige. J’espère que le poison n’a pas encore opéré. Je devine une innocence menacée, peut-être déjà flétrie. Je devine que la mère, carrière ratée, vie de vacuité, a reporté sur sa fille sa soif de figurer dans la lumière artificielle.

Pour me plaire et pour se plaire, la mère me dit apprécier mon travail, surtout les portraits (lesquels ? Il n’y en a pas dans l’expo). Elle aimerait que je réalise celui de sa fille. Dans une dimension qui me conviendra, mais au  moins 80x60 (elle doit avoir calculé l’espace disponible au-dessus du sofa de cuir qui trône dans le salon de son pavillon de province).

Les deux femmes commencent à m’agacer sérieusement.

— Au secours, Louise ! 

Mais, elle est en grande discussion avec des critiques d’art dégarnis. 

Pour m’en débarrasser, ou par complaisance, je ne sais pas, j’accepte la commande. Je ferai le portrait, chez moi à l’atelier. Échange de nos cartes.

 

Le lendemain, la mère m’appelle. Rendez-vous est donné.

La mère maquerelle vernissée est très sûre d’elle, aguicheuse. La jeune fille est dans son ombre. Elle glisse en pas de danse, liane d’ange, yeux d’azur qui n’osent toujours pas affronter le regard. Je doute qu’elle soit ici par choix. L’a-t-on traînée ? Pourquoi ai-je accepté ce travail commercial absurde, sans lien avec ma démarche ? Je ne suis pas Picasso, encore moins le maître Léonard. J’ai la vague intuition qu’elle prend sa fille pour Mona Lisa.

Quelle tenue ? Quelle pose ? La mère me laisse le choix. Sa fille ne dit toujours rien. Elle est maintenant assise sur le fauteuil fatigué de l’atelier, maculé de taches de peinture.

 

Dans sa robe d’été blanche au tissu fluide et souple, elle ne dit rien. Mais le corps est bavard aux yeux d’un peintre. Le peintre n’est pas un voyeur, il devine le dehors et le dedans. Il n’est cependant pas insensible au charme de sa muse.

Je demande à la mère vernissée de sortir. D’attendre dans la cuisine, avec la vaisselle sale qui s’entasse dans l’évier. Faire la vaisselle au liquide d’amande est un acte qui exige de la douceur. À sa moue dépitée, je pense qu’elle n’apprécie pas vraiment. Mais les désirs de l’artiste sont des ordres.

L’ange, dans le fauteuil fatigué, a les ailes repliées, les poings serrés sur la poitrine. Peut-être racontent-ils la honte ? Ses mains sont moites, les miennes aussi. Je me bats avec mes velléités d’apprenti Pygmalion.

Mal à l’aise, je ne peux m’empêcher de penser aux photographes qui ont volé son innocence. Machinalement, je prends, quelques photos, effectue des esquisses au fusain. Visage impénétrable, enfant triste. Pour la première fois, j’entends sa voix : 

— Vous préférez que je sois assise, les jambes repliées, l’épaule comment ?

— Non. On arrête ici : j’ai suffisamment d’images de vous.

J’ai l’impression qu’elle est maintenant soulagée. Elle ajoute : — merci beaucoup, je n’aime pas être regardée, être nue.

 

Deux mois après. Chez Louise (j’avais souhaité sa présence). La mère, sans la fille, et guillerette, vient voir le tableau de dimensions 80X60 qui trônait sur le chevalet sous un voile de papier de soie. Soie, sans doute chargée d’atténuer l’effet produit par le chef d’œuvre. Eh bien, j’avais changé de style. Guidé par la fulgurance de Picasso.

La femme me dit :

— C’est qui, c’est quoi ? 

— c’est votre fille dans 40 ans… Je sais que vous adorez l’art moderne, alors je me suis permis….

Hormis le livre sur les chemins de Compostelle, je n’ai pas eu beaucoup de commandes depuis...

Louise est passée à d’autres projets, d’autres parfums, d’autres artistes certainement plus dociles et plus vendables que moi. Le vernis s’est craquelé.

Je repense à ce que disait Cézanne : « Ce qui m’importe c’est cette recherche incessante de la vérité en peinture et aussi de ma propre vérité ». C’est peut-être pourquoi je me bats encore avec mes factures d’électricité.

 

Gérard 28/12/2013



04/01/2014
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