L'atelier du 14/10/2014
Sur des eaux douces
Il y a toute l'histoire du monde dans une pierre. Les eaux au fond desquelles elle était, la montagne au corps de laquelle on l'a arrachée, le marteau qui l'a cassée, la main qui tenait le marteau, puis le verre de ginger-beer, le soleil reflété dans le verre, le même soleil qui brille sur la baie de Charleston, le même qui chauffe les eaux du Danube...
- Il pleut, il mouille, c'est la fête à la grenouille...
La chanson du matelot interrompit le fil de ses pensées. Il avait un drôle d'accent que sir Philip essaya un moment d'identifier.
- O'Connor, t'as encore fait la fête ?
La voix venait de l'une des fenêtres de la Capitainerie, bâtisse immense, aux lignes épurées, en vieille pierre de Portland.
- Moi ? Jamais ! Aussi vrai que l'herbe de l'Irlande est verte !
Il sortait du bar en titubant. Cheveux noirs crépus, ébouriffés, nez court, bouche large et agressive, dans un visage rond, éclairé par deux petits yeux d'un bleu dur, très limpides. Ce fut cette limpidité qui décida Sir Philip.
- La belle journée pour se promener, marmonna le marin. Et moi je dois chercher du boulot !
- Est-il si difficile que ça de trouver une place à Charleston ?
- Il y a place et place, m'sieur. Tant que j'avais encore des ronds, j'me baladais au soleil, je choisissais mon patron. Le temps est passé gaiement, mais il me rattrape. Maint'nant je prends c'que je trouve. Faut bien manger. V'zavez du travail pour moi, m'sieur ?
- Il me faut quelqu'un de courageux, qui mange ce qu'il y a et ne boive pas sa raison.
- On va où ?
- En Allemagne d'abord. Ensuite nous descendrons le Danube, traverserons les Portes de Fer, les Chaudrons, irons jusqu'au Delta et là-bas, par le bras de Chilia, rejoindrons la Mer Noire.
- Noire ou bleue, m'sieur, ça m'est égal, tant que vous me payez.
- As-tu jamais navigué en eaux douces ?
- Pas encore. C'est comment ?
- Tu verras. Elles ne sont pas douces du tout.
(à suivre)
CONTE
Assis à même le sable qui cuisait leur peau, les bouches ouvertes, les dents et le blanc des yeux étincelants, ils buvaient les paroles du conteur. Accompagné par le son du kora, celui-ci parlait de pays lointains, de prés verts qui s'épanouissaient sous un soleil clément, de vertes forêts épaisses dont le feuillage ruisselait d'eau, de douces pluies qui faisaient germer les semences dans le ventre des terres noires et riches...
Wan n'avait encore jamais vu de pluie. Il n'avait que dix ans. La pluie tombait du ciel. Des nuages. C'était donc au ciel qu'il devait aller, trouver un nuage et l'amener ici, au-dessus de son pays. Faire pleuvoir. Alors le sol sec se couvrirait d'herbes et de fleurs. Comme il ferait bon vivre !
- Je m'en vais cette nuit, dit Wan.
Sa mère ne put l'en dissuader. La larme à l'oeil, elle pétrit un pain avec un peu de farine noire et du lait de ses seins.
- À chaque fois que tu en mangeras une bouchée, tu reprendras des forces, mon garçon. Et tu te rappelleras que tes frères et moi t'attendons, ainsi que tout le village, avec la pluie.
Il marcha pendant des jours et des nuits, mais l'horizon qu'il voulait atteindre, là où la terre touchait le ciel, était toujours aussi loin. Au bout de quelques semaines, voulant s'asseoir au bord du chemin, il trouva un oiseau blessé. Un bel oiseau bleu aux longues ailes fines, comme il n'en avait jamais vu.
- Soigne-moi, petit Wan, le pria l'oiseau. Donne-moi à manger de ton pain. Je pourrais t'être utile moi aussi, qui sait ?
Et Wan, qui avait bon cœur, s'arrêta pour s'occuper de lui, soigna son aile et le nourrit du pain de sa mère. Mais … miracle ! On avait beau manger de ce pain tous les jours, il restait toujours rond et non entamé !
Quand l'oiseau fut guéri, il prit Wan sur son dos et le porta au pays des nuages.
- Ici, si tu écoutes ton cœur, tu trouveras enfin le secret de la pluie, lui dit-il, et s'envola, le laissant dans une sorte de pré tout blanc.
Et Wan marcha, marcha encore sur le chemin de coton doux, dans le blanc pays des nuages, jusqu'au seuil d'une grande maison en branches fleuries. Il était à bout de forces. La porte s'ouvrit lentement. La vieille femme qui le regardait portait de longues histoires inscrites dans ses rides. Chez elle, Wan se reposa, il mangea des mets délicieux et dormit dans des draps de soie. Mais le matin où il voulut reprendre sa besace et partir... pas de besace, nulle part.
- C'est ça que tu cherches ? demanda la femme, et sa voix avait changé, elle n'était plus douce, de même que ses yeux qui le regardaient méchamment.
- Il est temps de payer l'hébergement, mon petit.
Qui aurait pu compter les semaines, les mois, les années où notre Wan trima au service de la mégère ? Il n'espérait presque plus récupérer son pain magique et reprendre sa quête, lorsque la femme vint à lui et lui parla de la même voix douce du début. Les efforts de Wan, sa bonne volonté, son obéissance avaient touché son cœur.
- C'est bien, mon petit. Mon grand, devrais-je dire plutôt. Tu as travaillé durement, fait preuve de patience, d'honnêteté. Tu mérites que je t'aide. Tiens, porte cette lettre à mon fils, le Vent du Printemps. Il te fera don du Fouet des Pluies et te montrera le chemin du retour. Garde bien la lettre, fais-y attention, car sans elle le Vent te réduira en poussière.
Le petit Wan, un beau jeune homme maintenant, grand et fort, à la peau d'ébène, partit presqu'en courant, la lettre à la main. C'était une très belle lettre, il faut dire, pas écrite, mais brodée de fil de soie rouge sur un carré de lin blanc comme les nues.
- Oh ! Oh ! Enfin ! Enfin arrivé !!
À travers les hauts murs en cristal de roche de la maison du Vent, Wan aperçut une table, des chaises et un lit à colonnes, tous en cristal et parsemés de fleurs. Des parfums inconnus embaumaient l'air frais.
- Au secours ! Au secours ! S'il te plaît ! Je me meurs !
Au pied d'un grand sapin gisait, la patte cassée, saignante, un petit écureuil. Que faire ? Le sang coulait à flots. Dans peu de temps le pauvre être allait expier. De quoi panser sa plaie ? Le bout de toile qui entourait ses hanches, son seul vêtement, était affreusement sale et aurait infecté la blessure. Il n'avait rien d'autre. Rien ? Si, il avait la lettre. Le temps d'une seconde, devant les yeux de Wan passèrent mille images : son désert natal, les siens qui l'attendaient, le long chemin, les durs travaux, la pluie, la pluie tant rêvée … Autant d'efforts et à présent tout perdre ? Une seconde. Dans la seconde suivante, il nettoyait la plaie et la pansait soigneusement avec la toile de lin. Le sang arrêta de couler. Dans la poitrine de Wan, le cœur arrêta d'espérer. Une grande fatigue l'envahit. L'écureuil sur ses genoux, qu'il caressait sans même s'en rendre compte, il s'assit sous le sapin et pleura. Soudain, une brise parfumée se mit à agiter les branches.
- Tu as passé la dernière épreuve, mon brave.
Devant le regard de Wan ébloui, un jeune homme élancé, plein de grâce, aux longs cheveux bouclés et deux ailes immenses d'où tombaient des gouttes d'eau, lui tendait le Fouet. Le manche en ivoire, tout sculpté, contait l'histoire de Wan et de sa quête. Dans la corde étaient tressées des fleurs.
- Quand tu feras claquer ce fouet, la pluie tombera, rafraîchira la terre et y fera pousser la vie. Prends-le. Tu l'as bien mérité.
Sur les ailes du Vent de Printemps, Wan arriva dans son village plus vite que la pensée. Et lorsque pour la première fois il fit claquer le fouet au-dessus des sables, une pluie mêlée de fleurs tomba sur le pays.
Aujourd'hui, sur la place du village, entourée d'arbres qui ploient sous le poids des fruits, le conteur pince les cordes du kora. Cristallines, les notes de l'instrument coulent et sautillent au même rythme que l'eau de la fontaine. Hommes et femmes portent autour de leur cou des guirlandes de feuilles fraîches. Assis à même l'herbe qui caresse leur peau, ils écoutent, fascinés, une fort vieille histoire : il y a très très longtemps leur pays était un désert … un petit garçon de dix ans, courageux tel un lion, était parti à la recherche d'un nuage ...
Gabriela 14/10/2014
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