ronde de mots de Gabriela
Grillade, fabuleux, route, désespoir, attirance, jardin, oiseau, tilleul, montagne, larme
- Ça serait fabuleux d'aller ce week-end à la montagne !
- À la montagne ?
- Oui, chez Camélia. On va faire des grillades.
- Des grillades ?
Il ne percevait pas le désespoir dans sa voix. Elle avait des larmes dans la gorge qui l'étouffaient. Des grillades ?! Pour elle, la montagne c'étaient les gorges sinueuses, les rochers s'écroulant en mille tons de gris avec les chutes d'eau écumantes, le chant bleu du ciel qui jaillit soudain entre deux pics et vous coupe le souffle …
- Une grillade de côtes de porc, au fond du jardin. Un petit vin rouge. Fabuleux, hein ?!
Pour elle, « fabuleux » évoquait une explosion de rouge, de violet, d'orange, de rose et de cendres au moment du soleil couchant. Pour elle, c'était le Danube qui était fabuleux, aux Portes de Fer, là où il est sombre, puissant, profond, tourbillonnant... et dangereusement beau. Justement, c'était vers le Danube qu'ils allaient. Il l'emmenait chez sa mère. La route traversait les champs secs, d'un jaune fatigué, cramé et aride après la moisson des blés. Du côté droit, une forêt de chênes poussiéreux vieillissait lentement sous le soleil de la fin août. Décoloré par ce soleil, le ciel était d'un bleu si clair, à peine perceptible. Pas l'ombre d'un nuage. Pas un oiseau. Pas un frémissement. Ana avait l'impression de regarder un film - cinéma en plein air : une route, une voiture, un homme, une femme... « Est-ce que c'est moi ? Qu'est-ce que je fais là ? Qui est cet homme ? » Ils étaient ensemble depuis trois ans. Trois ans bizarres au long desquels elle se reconnaissait de moins en moins. Comment était-ce arrivé ? Qu'était-elle devenue ? En fait, où avait-elle disparu ? Elle ne se retrouvait pas. Éloignée d'elle-même, engrenée dans une vie qui ne lui disait rien, avec plein de copains, de visites, de grillades... étrangère au milieu de tout cela. Elle tourna la tête pour regarder l'homme : un visage rond, épanoui, satisfait, dans lequel les yeux porcins, d'un bleu sale, trouble, sous un front presque inexistant, brillaient à la pensée des côtes grillées.
- On pourrait les faire en marinade, hein ?
L'odeur de sa bouche la fit presque vomir. La parodontose n'arrangeait rien à ses dents déjà jaunes et poussées de travers. À vrai dire, Ana n'avait jamais ressenti de l'attirance pour lui. Au début, elle s'était même fait violence pour lui permettre de l'embrasser. Oh ! Ce moment écœurant, devant la porte de l'ascenseur, où elle avait serré les dents et arrêté de respirer, afin de ne pas sentir la puanteur de sa bouche quand il l'avait posée sur la sienne ! Plus tard, ça s'était un peu arrangé. Elle s'était persuadée qu'elle l'aimait. L'imagination, c'était son talent. À lire les poèmes d'amour qu'elle lui écrivait, on l'aurait cru un Siegfried ou au moins un Omar Sharif. Mais à présent le dégoût revenait, plus fort que jamais. Son odeur lui donnait la nausée. Il avait beau être propre, à son niveau même coquet, prendre deux douches par jour, se parfumer à l'Armani. L'odeur de son corps, au-delà du parfum, du dentifrice, du savon, la dégoûtait à la faire frémir. C'était lui, son être, sa petite âme qui la faisaient frémir, qui l’écœuraient. Prise au piège. Encore une fois. Encore une fois elle avait été lâche. Comme lorsqu'elle s'était jetée la tête à l'avant dans un mariage insensé. Elle avait fait vœu d'un homme gentil, attentionné, qui s'occupe bien d'elle, qui la décharge de tous les petits soucis, qui bricole, qui fasse les courses, qui la promène en voiture... Et elle l'avait eu... Elle avait oublié de préciser : « un homme qu'elle puisse aimer ».
À travers le pare-brise, pas un nuage dans le ciel, pas une fleur dans les champs. Le paysage brûlé par un long été exhalait une odeur vague, de poussière, de paille brûlée, de fatigue. Ils allaient chez sa mère. Ça allait, comme chaque fois, être gai, agréable. Il y aura les plaisanteries de Chris, son frère, son frère qu'elle adorait, ses surprises, ses cadeaux, les jeux folâtres et les rires de sa petite Lisbeth, plein de petits plats délicieux, de la choucroute, du cassoulet, de la musique … Alors pourquoi ce sentiment de dévastation ? Pourquoi tout lui semblait-il dépourvu de couleur ? Une deuxième fois, Ana tourna la tête vers l'homme qui conduisait et l'odeur de sa bouche lui fut horrible, la fit presque vomir. Elle n'en pouvait plus. Ils arrivaient au centre de la petite ville où habitait sa mère. La vieille tour de l'horloge, un rond de fleurs autour, les rues qui partaient en étoile : vers la gare, la mairie, le marché central, le port ...
- Non, arrête ! S'il te plaît ! Laisse-moi ici.
- Mais … qu'est-ce qui te prend ? Tu as des choses à acheter ?
- Je te rejoindrai pus tard.
La portière claqua. Les roues de la Vectra grincèrent sur l'asphalte. Tout le monde sur le trottoir regardait. Tout le monde regarde toujours tout le monde dans les petites villes... À ce moment-là elle s'en fichait éperdument. Sa large robe flottante, multicolore et ses mules fuchsia mirent une tache de vie choquante dans la rue grise. Elle s'arrêta, un peu étourdie, et respira profondément. D'une main petite, presque d'enfant, elle écarta les cheveux de son front. Sous leur riche blondeur, le visage apparut trop blanc, tiré par la fatigue. Les yeux transparents scrutèrent la rue, cherchant à se souvenir, à retrouver … quoi ? Et une idée brusque : le chemin vers le musée. Que diable voulait-elle faire au musée ? Un petit musée poussiéreux – histoire et archéologie du coin, où personne n'entrait jamais sinon des troupeaux d'écoliers poussés par les institutrices. Et pendant ce temps toute la famille allait s'impatienter, l'atmosphère serait insupportable quand elle arriverait. « Tant pis. Il faut que j'y aille. Il n'y aura personne là-bas. Je serai enfin seule, tranquille. J'en peux plus ! Je ne peux plus continuer comme ça. Je me noie. Je me perds. Je me meurs ! »
Ses pas la portaient tout seuls. La rue du Port. La bibliothèque, à gauche. À droite, l'hôtel du Procureur Général – belle maison blanche, simple, majestueuse et sereine, telle une femme sûre de sa beauté. Il y avait longtemps, avant la révolution communiste du '44, elle avait appartenu à son grand-père. Un carrefour. La caserne des Pompiers. À gauche, oui, c'était par là. Le jaune fatigué des murs lui rappela les champs moissonnés. Pas de gardien. Personne à la caisse. Ça sentait le bois, la pierre et le temps. Le hall d'entrée lui sembla neuf. Non, le tapis était le même, mais on avait repeint les murs et accroché des tableaux. Il faisait froid. L'air, comme dans tous les musées, était impersonnel. Pourtant Ana éprouvait un étrange sentiment d'être enfin arrivée chez elle. Assise à même le tapis, elle ferma les yeux et souffla, soulagée. Qu'il faisait bon être seule ! Que c'était bon le silence ! Ça la reposait. Petit à petit, son cœur se calma. Au bout d'un temps indéfini, complètement apaisée, elle rouvrit les yeux. Juste en face, toutes les voiles hissées, un bateau parcourait les mers. Tableau inconnu d'un peintre inconnu. Ana ne voyait plus le cadre. Elle sentait dans ses cheveux le vent du large, dans ses narines l'odeur salée des vagues et sur son front les ombres des nuages qui passaient. Tous ses soucis, ses écœurements étaient loin. Il ne lui restait que la solution, là devant elle : partir. Laisser le vent gonfler ses voiles et partir. Ce petit port où elle avait tant souffert, tant travaillé, tant perdu, elle allait l'oublier. Ce petit homme, elle allait l'oublier. Une heure plus tard, elle faisait bonne figure au repas de famille. Sa mère, naturellement, l'avait grondée pour son retard. Son copain lui faisait la tête. Chris, comme toujours, avait dit : « Ne vous en faites pas, vous savez qu'Ana est un peu folle. » Tout cela n'arrivait plus jusqu'à elle. Quelle importance, maintenant que sa décision était prise ? Quelle importance maintenant que pour le jour de fête d'Ana, sa mère avait, comme tant de fois, préparé le gâteau préféré de Chris ? Elle avait d'autres choses en tête, le programme qui commençait à se mettre en place : démissionner, vendre l'appartement, placer l'argent, planifier le voyage ... Chris parlait fort, faisait des gestes larges, racontant une partie de pêche au silure. Ana ne l'entendait pas. Elle n'entendait rien. Mais une petite voix pénétra jusqu'à son cœur. Comme un chat, silencieuse, agile, en quête de caresses, Lisbeth grimpa sur ses genoux :
- Maman, tu m'aimes un peu ?
A découvrir aussi
Inscrivez-vous au site
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 487 autres membres