Le travail de la nouvelle - Etape 2
Il a fêté ses vingt-cinq ans la semaine dernière. Une fois de plus, sa vie vole en éclats. Lucie !
L’affiche est usée, délavée par les intempéries, déchirée, seule subsiste le prénom de celle qu’il aime et le visage blond de l’actrice principale. Ce film de Luc Besson le ramène, une fois de plus, à elle, son égérie, sa muse, sa Lucie !
Elle est partie, une rupture de plus, la rupture qui le brise plus fort qu’aucune autre. Elle est partie, comme les autres. À cause d’une colère, la colère de trop, celle qu’elle n’a pas pu accepter. Stupide, injuste et terriblement dérisoire.
Et pourtant, avec elle, il avait fini par y croire à la belle histoire. C’est elle qui l’avait inscrit à un club de boxe. Pour qu’il apprenne à se maîtriser, à canaliser ses emportements devenus trop fréquents. Il savait qu’il était un sanguin, un impulsif, mais il y avait des raisons à cette colère accumulée au cours des années précédant leur rencontre. Il avait essayé, de toutes ses forces, il n’y était pas parvenu. Il entend à nouveau les voix du passé :
« Résidu de fausse couche, tu n’es qu’un laissé pour compte ! Ta mère était une sale pute ! »
Ces mots l’avaient bâti à coup de haine et de révolte. Ses geôliers, pardon, sa famille d’accueil visait surtout les allocations qui leur étaient « soi-disant » allouées pour veiller à son bien-être. Quelle connerie ! Aucun contrôle chez ces pourris. Quand l’assistante sociale devait passer, on l’habillait de propre, on lui faisait répéter son laïus. Et ça passait comme une lettre à la poste. Dès que la porte se refermait, on lui reprenait les jolis vêtements et il devait endosser les rougnes des gosses de la famille qui eux, récupéraient les beaux atours.
Une fois, il avait tenté de dire l’inacceptable, l’intolérable, mais cela lui avait juste valu le ceinturon après que l’assistante lui ait dit combien, il avait de la chance que la famille Berthier l’ait pris sous son aile « bienfaisante ». À l’école, ce n’était pas mieux. Alors il s’était buté, œuvrant consciencieusement à être le dernier de la classe. Passer pour un demeuré aux yeux des crétins de cette école pourrie était pour lui la jouissance suprême. Il avait lu un jour, dans un livre, la réplique suivante, de Michel Audiard : « Je ne parle pas aux cons, ça les instruits. »
Il avait fait de cette phrase sa ligne de conduite et n’avait plus dit un seul mot en classe. Il ramenait invariablement des zéros pointés. S’ingéniant à donner de mauvaises réponses pour rester au fond de la classe où il menait sa petite vie. Il avait vite compris comment se faire un peu de monnaie pour s’offrir ce qui adoucissait son ordinaire. Alors il trafiquait juste ce qu’il fallait pour s’offrir les deux revues qu’il aimait. Sciences et vie, et Apnéa. Sports et Sciences étaient ses matières favorites, mais bien malin qui aurait pu le deviner. Avec le reste de son pécule, il s’offrait des cours de plongée sous-marine à la piscine d’Aubervilliers. Sa famille d’accueil l’ignorait, car il planquait son matériel chez un copain.
Il était fasciné par le magazine Sciences et vie, il avait commencé avec la version pour les juniors et aujourd’hui, il lisait la version adulte. Il aimait savoir où allait le monde. Quelquefois, il riait intérieurement en entendant les âneries que débitaient les deux vieux autour de la table. Pas de doute, leurs gosses seraient aussi débiles qu’eux. Ils les gavaient de mangas, bandes dessinées et téloche. Et la relève des couillons était assurée. Lui, après le repas, il était toujours de corvée de vaisselle, puis il se barricadait dans sa chambre où, enfin, il pouvait lire ses chères revues.
Le jour de ses dix-huit ans, il avait préparé sa valise et dès que les deux vieux étaient sortis, il s’était barré sans un mot d’adieu avec deux mandales pour leurs saloperies de mômes qui lui avaient fait gagner de nombreuses bastonnades au cours des années passées auprès d’eux. Il avait pris un pied formidable à voir leurs sales tronches chialer.
Il était enfin libre ! Grâce à sa belle petite gueule, il avait toujours trouvé à se loger pour la nuit. À notre époque, les filles ne sont plus très farouches. Dès que l’une d’entre elles devenait un peu trop collante, il se barrait vers d’autres cieux. Parler bébé ou mariage était impossible pour lui. Il ne se sentait pas capable d’élever un enfant et encore moins de lui bâtir un avenir.
Sa vie avait failli s’achever deux ans plus tôt. C’est ce soir-là que Lucie était entrée dans sa vie. Une fois de plus, il était sorti avec sa bande de potes. Une fois de plus, il avait bu plus que de raison, et une fois de plus, il était rentré à pied, car bien trop dangereux de conduire dans son état.
Ce soir-là, il allait cahin-caha lorsqu’il avait entendu une femme hurler sa détresse et contrairement aux riverains qui passaient en faisant mine de rien, lui, il avait foncé vers ces cris. Une bonne bagarre, surtout bourré, cela ne se refuse pas. Il n’avait pas réfléchi, il avait foncé en courant vers les hurlements qui s’amplifiaient.
Lorsqu’il était arrivé dans l’impasse, deux malabars avaient serré une jeune femme qui tentait désespérément de conserver son corsage déchiré sur sa jeune poitrine. Il n’avait pas hésité, il avait bondi. La tête du premier avait explosé sous ses coups de poing. Il n’avait pas fait attention au second qui s’était barré en courant pour mieux revenir par l’arrière. Il avait senti la lame lui déchirer la joue et riper sur l’os. Il n’avait pas eu mal, mais le sang avait pissé sur sa joue en un sillon chaud. L’autre à terre ne bougeait plus, alors il s’était acharné sur le surineur, cognant, frappant, lattant jusqu’à ce qu’il ne bouge plus ça lui avait fait un bien fou de s’acharner sur les deux ordures. Une occasion de se défouler cela ne se refuse pas. C’est elle qui l’avait arrêté avant qu’il ne les tue.
Le sang continuait à couler sur ses lèvres, mais l’alcool qu’il avait dans le sang anesthésiait la douleur. Elle avait voulu le conduire à l’hôpital, mais il avait refusé. Alors, elle l’avait conduit chez elle. Patiemment, elle l’avait soigné, nettoyant sa plaie avec des gestes doux Il s’était endormi tandis qu’elle procédait au nettoyage et à la désinfection de la plaie. Il s’était réveillé le lendemain avec une gueule de bois terrible. Au matin, il constata qu’elle avait rapproché les bords de l’affreuse balafre et fixé le tout par des séritrip.
Elle lui avait raconté qu’elle avait téléphoné d’une cabine publique pour signaler son agression. Elle avait raconté aux flics qu’un jeune homme l’avait sauvée et qu’il avait laissé les deux pourris dans l’impasse des roses. Puis elle était rentrée chez elle où il dormait encore. La radio du matin leur apprit que les deux connards étaient aux urgences, mais qu’ils ne s’en tireraient pas si facilement l’appel ayant été enregistré. Comme les deux types avaient un casier long comme le bras, et qu’ils étaient sous le coup d’une condamnation avec sursis, ils s’étaient retrouvés sous les verrous. Lucie s’en trouva soulagée.
Elle lui avait proposé de se reposer quelque temps chez elle et il avait accepté. Quelques jours plus tard, ils s’étaient encore plus rapprochés et il était resté. Pour une fois, il avait l’impression d’avoir trouvé son port d’attache.
Elle était si douce. Elle ne demandait rien, n’imposait rien, était toujours d’accord avec lui, et cela le reposait. Lui le chat sauvage commençait tout juste à ronronner quand ses potes l’avaient retrouvé. Il avait recommencé à sortir, à se bourrer la gueule et à faire de grosses colères.
Maridan
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