Atelier du 5/11/2014
La Barberie
"Les mots resurgissent, intacts, comme les corps de ces deux fiancés que l'on avait retrouvés en montagne, pris dans la glace, et qui n'avaient pas vieilli depuis des centaines d'années."
Le visage blafard de la jeune femme semblait presque transparent derrière son écrin de glace. L’homme la tenait serrée contre lui. Il semblait évident qu’il avait voulu la protéger de son corps à la façon dont ses bras l’enveloppaient. Elle avait dû poser sa tête sur son épaule pour se rapprocher encore un peu plus de lui. Son visage à lui était serein, comme si la mort n’avait eu aucun pouvoir sur lui. Il semblait un notable, peut-être un châtelain. Le costume qu’il portait était de belle facture. La jeune femme portait les stigmates d’une peur primale sur sa jolie figure. Ses yeux écarquillés témoignaient de l’effroi qui l’avait saisi lorsque l’avalanche les avait engloutis.
Quels chemins avaient conduit ses deux amoureux en cette demeure si éloignée de tout, où la montagne cruelle les avait ensevelis ? Voulait-il lui montrer d’où il venait ?
La Barberie n'était pas seulement le nom de la maison, mais celui du hameau dont la maison devait être jadis le château."
La peur
Quand ai-je appris à te connaître ? Quel âge avais-je ? Pourquoi es-tu, soudain, venue assombrir ma vie ?
C’était une nuit de juillet, j’avais douze ans. Jusque-là, seuls les films de Dracula et les colères de mon père déclenchaient en moi les relents de ton odieuse présence. Mais ce jour-là, ou plutôt cette nuit-là, je fus mise face à ton ignominieuse identité. Que savais-je de toi avant cette nuit maudite ? Pas grand-chose, le cœur s’affole un peu, le ventre se serre à l’idée de la punition qui ne manquera pas de tomber et l’esprit dessine les contours des corrections à venir. Pour moi, tu te résumais à cela.
Parler de toi, aujourd’hui encore, quarante-cinq ans plus tard est encore une véritable épreuve. Tu as investi ma vie à trois reprises. Le proverbe dit : « jamais deux sans trois ». Alors, je veux croire en cet adage et ne plus jamais avoir à te côtoyer de nouveau.
Cette première fois, tout se prêta à l’exacerbation de ta funeste présence. La nuit était profonde, une heure du matin, pas le plus petit rayon de lune pour éclairer la scène. Un groupe de harpies déchainées me tira du lit où je dormais paisiblement et m’entraîna vers une salle que je ne connaissais pas. Lorsque j’y parvins, la meute se mit à rire, à hurler, à chahuter une enfant martyrisée. Un goût de bile avait envahi ma bouche. Mes jambes flageolèrent et je fus contrainte de m’appuyer contre le mur pour ne pas m’étaler sur le sol. Mon cœur jouait au yoyo dans ma poitrine, mon ventre contracté à l’extrême me faisait mal et m’empêchait de respirer normalement. Je n’avais plus de souffle. Mes yeux s’inondèrent de larmes et j’ouvris la bouche pour hurler, mais rien ne vint…
Je tentais en vain de pousser ce cri qui stopperait tout, mais je n’avais plus de voix… J’essayais désespérément de reprendre de l’air, mais toujours rien, je hurlais en silence. En désespoir de cause, je m’étais saisi du bras de la meneuse, ma voisine de lit. Son regard de louve me paralysa et me figea sur place.
- Allume et éteint quand je te le dis !
- Non !
- Si tu ne le fais pas, tu seras la suivante !
Les autres avaient cessé leurs hurlements, attendant l’hallali. Ce jour-là, pour la seule et unique fois de ma vie, le courage m’a manqué et j’ai obéi. Rongeant mon frein et me haïssant de n’avoir pas pu empêcher cela. Tu m’avais mis KO saloperie et le dégoût que j’avais de moi n’a jamais totalement disparu. Même les séances chez un psy n’ont rien donné. Mais toi punaise, je t’ai accrochée au mur de mes lamentations en me jurant que plus jamais tu ne me ferais plier le genou.
Pourtant tu es revenue dans ma vie, deux fois encore. Et chaque fois, le symptôme le plus terrible a été ce cri qui se bloque dans la gorge, le fait que soudain, je n’avais plus de moyen d’expression. La rage de l’impuissance s’insinuait en moi me rendant totalement inapte à gérer les battements désordonnés de mon cœur, les remous intempestifs de mes entrailles et les flots de bile acide qui me ravageaient la trachée. Il n’est pas de sentiment plus destructeur, plus nocif que la peur, car cette saleté nous anéantit, et fait de nous ses esclaves.
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