Atelier 8 - 2019 - 1er sujet LIPOGRAMME SANS S
Texte noir.
Je regarde la rue étincelante derrière ma fenêtre aux carreaux miteux. Petit appartement, un propriétaire malhonnête à la recherche d’un locataire bonne poire prêt à payer le prix pour que la porte ferme mal, une pièce où l’eau, infiltrée à la moindre intempérie, la tringle branlante au mur menace de tomber, le rideau troué, rongé par un rat qui court le long de la plinthe. Il a l’air gentil, ce rat fruitier qui grignote le rideau. Bonne tête rondouillette, avec un nez tout pointu qui fouine de partout, là où rien ne lui appartient. De toute façon, je n’habite là qu’un moment.
La pluie tombe dru, et avec cette température, le pavé noirci va geler. L’hiver a frappé fort cette année, et octobre vient à peine de montrer patte blanche qu’il a neigé. J’ai trouvé ce moment idéal. Dramatique. Comme notre rencontre. La feuille de papier dactylographié trône entre un livre à la couverture déchirée et un verre de thé fumant. Ça m’aide à me concentrer. Thé de Ceylan, cannelle de qualité et une pointe de gingembre. Une vapeur légère plane, de la buée recouvre le récipient de verre rouge. Tout droit arrivé d’Inde. Délicieux. Mon préféré.
Accoudée contre le mur, la lunette braquée attend patiemment de faire office. Interdiction de trembler. Je mènerai à bien la tâche qui m’a été confiée. Mon travail compte beaucoup, il m’apporte un équilibre précaire qui me rend vivante et donne enfin un but à ma vie banale. Il ne me faut qu’un ordre limpide, une ligne claire pour que j’obtempère. J’adore mon boulot.
Malgré tout, mon cœur flanche. Ma nouvelle cible comptait beaucoup pour moi, avant.
Je me remémore notre vie à la fac, même promotion. Le premier jour en amphi, à écouter le blabla ennuyeux de l’intervenant. Un banc partagé par inadvertance, un mot griffonné à la hâte au bout de la dixième heure d’ennui, un petit rien devenu amour volcanique. Un volcan qui entrait en éruption à chaque étreinte, à chaque parole échangée, on appartenait l’un à l’autre, c’était bien, c’était beau. Elu au pif ? Non. Il était riche et influent, à la tête d’un véritable empire, un autre monde. Et moi, l’archétype de l’étudiante modèle, au piège ? Que nenni. J’aime l’argent qui trébuche au fond du porte-monnaie. Cupide oui. Et mon compte en banque qui m’attend, vide. Il fallait bien le remplir. Et lui, la cible idéale, n’attendait que moi. Riche. Joyaux. Palace. Irradiant un bonheur factice. Il me fallait cet argent. Je l’ai obtenu. C’était magique. Autant vivre un rêve devenu réalité.
Fini la nuit à travailler à la lueur d’une lampe LED éteinte avant le point du jour. Notre amour fut magique. Et bref. Tout a changé, du tout au tout.
Le réveil fut terrible. A peine emménagée chez lui, j’ai découvert le véritable commerce qu’il entretenait. Il avait menti. Aucun cargo, aucune boutique renommée. Magnat, oui il l’était, plutôt du Parrain que dealer du premier barreau de l’échelle. Trafic. A grande échelle. Que de l’illégal. Refroidie par cette nouvelle en décachetant le courrier. J’ai bien vu qu’il avait le cœur loin du mien. Et pourtant je l’ai aimé.
Une anecdote me revient. Ce pour quoi je l’ai quitté. J’ai découvert un flingue, chargé, et en toute logique j’ai commencé à douter. Il avait un rancard. Une amante, une lettre en mon agenda de cuir qui voyageait avec lui, j’ai fini par comprendre. J’ai pu voler le carnet. Et la contacter. Autour d’un café brûlant, j’ai pu lui expliquer. Grande, élancée, drôle, intelligente, cliché de la Lituanienne, j’ai capté ce qu’il lui avait trouvé. elle n’avait aucune idée de qui il était vraiment.
Elle a été étonnée de ma démarche, elle était certaine qu’il allait me quitter. Qu’elle m’avait évincée pour prendre ma place. Eternelle parole de l’amant à la femme qu’il convoite. Une fille appâtée par l’opulence et le luxe. La première à tomber ? Non. Il en avait déjà floué une petite centaine bien avant elle, bien avant moi.
Rentrée à l’appartement, j’ai été contactée par une femme, un texto bref comme ma relation avec lui. Elle m’a fait une offre. Alléchante. Membre du bureau fédéral en charge de la protection nationale, elle voulait garder mon compagnon à l’œil et finir par faire tomber la famille entière. Proche de lui, quoi de mieux que m’employer à cette fin ? Beaucoup d’argent à la clé. Et un compte en banque vide. Une tête pour une montagne de fric. Finalement, la vie a beaucoup à m’offrir.
Par cupidité, et pour me tirer de là avant que ça ne dégénère, j’ai accepté et j’ai rompu. Du jour au lendemain. Ça aurait mal fini, de toute façon. On a crié, pleuré, hurlé, aucune réconciliation. Trop tard. Rien à faire. Amour envolé, étiolé, travail bien payé accepté. L’argent : mon moteur.
Adieu, l’étudiante fraîchement diplômée. Héroïne ? Peut-être. Cela n’a rien à voir avec un roman. La vraie vie. Ma nouvelle vie.
Le téléphone vibre. Un appel d’Arthur, mon coéquipier. Un boulet qui a du talent. Et qui parle beaucoup trop. Ca vibre, encore et encore. Adieu tranquillité, quand faut y aller, faut y aller. Arthur me contacte pour être certain que j’irai au bout. Je décroche. Au bout du fil, l’agent me nargue.
- Tu veux que je m’en charge ?
- Arrête avec ça. Je gère. Raccroche, maintenant.
Arthur grogne avant d’être coupé par la tonalité de fin. Je retourne à la contemplation de la rue par la fenêtre, et emplit ma poitrine d’air vicié par l’humidité. Mon thé a refroidi.
Minuit. Un mouvement attire mon attention. De l’autre côté, le rideau bouge, et il apparaît. Il a une chevelure incroyable, couleur d’automne, je me rappelle de lui endormi, épanoui au creux de notre lit, ombre fugitive et déjà datée. Mélancolie. En tailleur à la fenêtre, derrière la lourde étoffe, il vient de rentrer, la journée a été longue. Pour lui, à faire affaire avec le monde de l’ombre, homme qui trempe et flirte avec illégalité, pour moi à attendre qu’il rentre. Prête.
Lentement, avec toute la douceur de notre amour parti en fumée, je déplace la cible. Le canon claque bruyamment, la fraîcheur cueille le calme d’une journée nouvelle. Encore une minute et j’ai rempli ma part du contrat. A moi la gloire, à moi la renommée d’avoir fait tomber de haut le grand parrain qui a partagé une partie de ma vie. Adieu le cartel, le trafic. Adieu la pauvre fille, comme moi avant lui, dont le quotidien volera en morceaux quand elle comprendra qu’elle a été dupée. Au fond, rien à faire de cette pauvre fille naïve. Il n’y a que moi qui compte. Et tout cet argent. Rien que pour moi.
Y a-t-il déjà eu un bon moment ?
Mon doigt va appuyer, gâchette fébrile et facile, et pourtant j’aurai pu tirer déjà.
Je n’ai encore rien fait.
La fin approche.
J’ai la chair de poule.
Il fait froid.
De la fenêtre grande ouverte, le canon luit brièvement, au clair de la Lune.
Mélancolique, je le regarde encore un peu.
Pour que ce moment demeure gravé.
Et…
Je doute.
Quand je tirerai, ton regard rencontrera-t-il le mien ?
Ta bouche prendra-t-elle cet air étonné en comprenant ce qui lui arrive ?
Ta vie défilera-t-elle ?
Pourquoi faut-il que malgré tout je t’aime encore un peu ?
Un tout petit peu…
Au matin, le chant du coq accueillera ton éclat vermeil. La police, prévenue, accourra et te trouvera.
Je t’ai aimé, oui.
Et je n’aurai aucun regret.
J’ai griffé ce contrat pour ta tête.
Adieu.
Yarenai
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