Maridan-Gyres

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Atelier 2 - 2019 - Sujet 3

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Photo : Tommy Ingberg - Démons

 

Une lettre

N.,

 

Je laisserai ma lettre à C. avant de partir, je pense qu’elle te l’apportera dès qu’elle le pourra. Elle est sympathique, quoi que tu aies pu penser d’elle, quoi qu’elle t’ait fait par le passé. Tu dois bien admettre qu’elle ne manque pas de loyauté. Parce qu’elle se sent coupable de ce qui t’es arrivé ? Par regret ? Même si tu ne pourras pas le confirmer, elle t’est restée fidèle. Ça doit bien être la dernière, d’ailleurs. Je doute que les autres t’aient rendu visite très souvent ces temps-ci. Trop occupés avec leurs vies, ou alors as-tu disparu de leurs mémoires, comme un souvenir qu’on aimerait oublier mais qui persiste dans un coin de la tête ? Je ne sais pas. Je ne suis pas comme eux, qui ont fini par faire comme si tu n’existais pas. Je ne suis pas comme toi, qui as fait comme si je n’étais pas là.

 

Mais je ne t’en veux pas. Maman m’a raconté que tu étais comme cela. Solitaire, toujours à te méfier des autres, passionné jusqu’à te prendre des couteaux dans le dos, à ne te reposer que sur toi-même. Tu étais ta seule porte de sortie. Contrairement à C., tu n’avais pas le choix, mais tu as tenu le coup. Maman admirait cela chez toi, papa.

 

Papa. Ais-je vraiment le droit de t’appeler ainsi, alors que je ne te connais qu’à travers ces dessins que tu as légués à maman ? Je me pose la question chaque jour, encore plus depuis que j’ai atteint la colline et rencontré C. Tu sais, elle a bien compris ma démarche, cette recherche de cette figure paternelle absente que rien ni personne ne pouvait combler. Elle comprend que j’ai besoin de savoir qui était mon père, cette figure qui a permis au monde d’être comme il est maintenant. Je vais rester pendant trois jours chez elle, j’ai déjà pu lui poser les questions qui me brûlaient les lèvres depuis toutes ces années, et plus encore. J’ai appris. Je dois admettre que je ne m’attendais pas à apprendre quoi que ce soit de l’homme qui nous a abandonnés. Pourtant, je sais que je vais en ressortir grandi. Je ne suis pas là pour te fustiger. Je dresse seulement le tableau. Et je te pardonne.

 

J’aurais très bien pu rester près de maman et ne jamais chercher à savoir qui tu étais. Mais je me souviens de ces soirées où, enfant, je lui demandais pourquoi ses yeux étaient si différents des miens, si bleus avec des cristaux glacés là où mon regard est noir comme le vide. « C’est comme ça », répondait-elle en se détournant. Derrière tout cela, moi j’entendais : « Demande à ton père ».  Tels sont les mots qui lui brûlaient les lèvres. Tels sont les mots que je n’entendrai jamais. Parce que je n’ai personne pour y remédier. C’est un constat. Tu auras remarqué que j’ai préféré taire vos noms. Pour C., il faut qu’elle reste dans l’anonymat, je ne veux pas lui attirer de problèmes. Quant à toi…C’est plus compliqué. Je ne sais pas si tu comprendrais. Même si je t’ai pardonné, je n’arrive toujours pas à prononcer ton prénom. Sur le papier, tu es mon père. Aux yeux du monde, nous avons du même sang. Mais malgré cela, tu restes un nom que jamais je ne pourrais associer à un visage, à une étreinte.

 

J’écris ces mots près de toi, C. m’a dit où te trouver. Elle te surveille toujours, malgré ces longues années à vivre dans la cabane, elle continue de prendre soin de toi et de ta mémoire, même lorsqu’elle parle de toi, je sens qu’elle est fière de l’homme si singulier que tu as été.

 

J’admire C. Elle a su trouver les mots justes en me racontant ton histoire, pour que je te juge le moins possible. Nous avons beaucoup discuté, elle m’a parlé de toi dans les moindres détails, jusqu’à ce qu’elle soit sûre que je te comprenne. Puis elle m’a montré où tu es maintenant. Cette colline te correspond, venteuse, imprévisible. Le paysage est magnifique, des versants verdoyants et escarpés, une vallée qui s’étend à perte de vue. Tu les surplombes, c’est toi le roi cette fois, avec tes longues branches noires couvertes des sales cicatrices de ton passé déployées qui me font une ombre fraîche, agréable en cette chaude après-midi d’été. Je me sens bien, près de toi. Je sens ta présence ténue battre dans la sève qui perle parfois des nœuds, j’aime être là. J’ai l’impression que tu es là.

 

Une dernière question me taraude : si nous nous étions rencontrés, m’aurais-tu reconnu ? Ou aurais-tu passé ton chemin, sans un regard ? Assis près de toi, j’aime à croire que oui. Dans mes rêves, tu aurais même osé m’adresser la parole, rien que quelques mots avant de retourner à ta vie de loup solitaire. Cette impression me quittera peut-être quand je serai parti, mais je ne veux pas y penser maintenant, ça me rendrait triste.

 

Je vais y aller, C. m’appelle pour dîner. Je n’ai pas le cœur à manger, je voudrais rester près de toi plus longtemps, mais toutes les bonnes choses ont une fin. Je t’ai laissé un cadeau, un des dessins que tu as fait, le portrait d’un garçon. Un français qui rêvait de passer des jours heureux dans le Verdon, si j’ai bien compris C. Un français que tu as rencontré il y a des années et qui a beaucoup compté pour toi. Plus que maman et moi, sans amertume. Je te rends son portrait, plastifié et glissé dans un trou de ton écorce. Je ne l’ai pas jointe à la lettre, c’est un cadeau de moi à toi. Je sais qu’il réchauffera ton cœur plus que le mien, et vu les hivers décrits par C., tu en auras besoin.

 

A bientôt, je reviendrai te voir avant de partir.

Promis, papa.

 

Yarenai

 



25/11/2019
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