Atelier 4 - 2024 - Sujet 4
« LA COUR DES MIRACLES »
Cette cour-là n’a jamais été, autant que je m’en souvienne, celle de voleurs, malandrins et aigrefins ! Je la vois, aujourd’hui, avec la maturité de la vieillesse comme la dernière défense avant la misère !
Cette histoire n’est pas sortie de l’imagination de Zola ou d’Hugo. C’est une tranche de vie d’hommes, de femmes et d’enfants dans les années d’après-guerre, entre 1950 et 1962. Je voudrais vous imprégner du décor, de l’atmosphère. C’est le meilleur hommage que je pourrais rendre à ces familles et à ces petits métiers disparus.
Imaginez une immense cour carrée, fermée comme repliée sur elle-même. Une monumentale porte cochère, l’ultime fortification qui, de ses arches, protège de petites échoppes. Je me souviens du bruit de la forge du maréchal-ferrant, du sol jonché de copeaux autour de l’établi du menuisier, du chuintement et des étincelles du métal frottant sur le touret du rémouleur, du matelassier auréolé de flocons de laine tandis qu’il recoud un matelas, et même de l’antre nauséabonde de la marchande de peaux de lapins !... Dans la journée, le brouhaha incessant des machines s’élève, auquel s’ajoutent les invectives des artisans houspillant leurs apprentis, sous l’œil inquisiteur de Hans, le concierge.
Hans le gardien incontesté des lieux. Tout le monde ici l’appelle le « Boche » (bien qu’il soit Alsacien!). Il est arrivé le 8 novembre 1942, avec les forces armées alliées. Une blessure d’obus, plusieurs mois d’hospitalisation et le voilà déclaré inapte au combat. Depuis il clopine, ce qui lui a valu cet emploi de concierge, dans cette banlieue « malfamée » d’Alger.
Personne n’ose l’appeler le « boche » en face, et pour cause. Hans est un géant d‘au moins deux mètres, un colosse, une force de la nature, un mélange de Gulliver et de Ragnar le viking. Un visage anguleux taillé à la hache, des yeux bleus perçants, une chevelure de feu mi-longue retenue par un catogan, une barbe fournie lui dévorant la moitié du visage. Avec une poigne toute germanique, il règne sur le monde de la cour et sur celui du haut.
« Ceux du haut », ce sont les locataires. Il leur faut gravir un escalier lugubre, usé par le temps, il aboutit sur une galerie avec vue sur la cour qui dessert une vingtaine d’appartements en un mouvement incessant et permanent. À six heures, ce sont les galoches des ouvriers qui claquent sur le carrelage, puis c’est au tour de la flopée de gamins toujours en retard qui se ruent vers l’école, ensuite ce sont les tapis ou les draps que les ménagères secouent par-dessus la rambarde….
Si le rez de chaussée s’apparente à la « cour des miracles », l’étage est une véritable « tour de Babel ». Les langues et les religions se croisent. Il y a Moshé l’horloger, il parle yiddish avec sa famille, il va tous les samedis à la synagogue. La marmaille s’en moque bien ! Á midi, il y a toujours une paire de gosses qui traîne devant sa fenêtre. Bon enfant, Moshé l’ouvre et le « coucou » sort de son chalet et chante !
Le vieux Aksil, quant à lui, est kabyle. Il va à la mosquée tous les vendredis. Sur un vieux métier à tisser, sa femme fabrique de petits tapis berbères qu’il va vendre sur les marchés. Chez eux flotte un parfum d’encens et de thé à la menthe. De l’autre côté vivent les Martinez. Ils viennent de débarquer de Malaga, en Espagne, ils ont fui la misère pour offrir une vie meilleure à leurs enfants. Il travaille chez le garagiste de la cour et sa femme est couturière. Quand les fenêtres sont ouvertes, il y a toujours un ou deux garnements qui passent et repassent pour « mater » les dames pendant leur essayage !
Près de l’escalier qui mène à la terrasse vit monsieur Casano. Lui c’est le sicilien, un ténor redoutable. Quand il commence à chanter plus rien ne l’arrête ! D’ailleurs tous les dimanches il chante à la chorale de la paroisse ! Le reste du temps personne ne sait ce qu’il fait comme métier et les commérages vont bon train !
Ici pas de français académique mais plutôt le « pataouète », un mélange d’expressions glanées au gré des migrations, et quand la discussion devient impossible les enfants prennent le relais et traduisent en simultané.
C’est dans cette cour des miracles que vit ma tante Irène, dans un petit deux pièces où le soleil ne pénètre jamais. C’est la sœur de ma mère, elle est ouvrière chez « Mélia », la manufacture de tabac. Son mari, c‘est tonton Georgeot, soixante-huitard avant l’heure, qui n’a jamais pu garder un emploi plus de deux mois ! Il a ses petites combines ou il « djobe » de ci de là. Il a toujours les poches remplies de petits gadgets : des ballons de baudruche, des flacons de bulles de savons, des pousses-pousses… Dès qu’ils le voient arriver, tous les petits de la galerie se ruent vers lui et attendent impatiemment qu’il distribue les surprises du jour. Il est impossible de lui résister, il charme les grands comme les petits par sa joie de vivre, tout le monde succombe sauf bien évidemment ma mère !... ( mais c’est une autre histoire!). Nicole, c’est leur fille, ils l’ont adoptée très jeune, nous avons quasiment le même âge ! Comme je l’ai enviée ! Elle est choyée, dorlotée, ils ne roulent pas sur l’or mais elle a reçu tant de tendresse et d’amour ! j’ai adoré passer les vacances dans leur foyer et avec les tous les enfants de la galerie !
Dans ce microcosme, toutes les fêtes sont commémorées, qu’elles soient républicaines ou religieuses ! Lors du 14 juillet, des célébrations de l’armistice du 11 novembre ou lors du 8 mai, la terrasse se pare de petits drapeaux et de guirlandes tricolores qui revêtent un sens particulier pour les apatrides d’Espagne, d’Arménie ou d’ailleurs. C’est la reconnaissance de la France qui a accordé à leur famille le statut de français à part entière.
Les célébrations religieuses sont hautes en couleurs, monsieur Moshé convie la communauté pour le Yom Kippour, Monsieur Askil offre le méchoui pour l’AÏd el-Kebir … et puis il y a les baptêmes, les communions, les mariages ….
La vocation première de la terrasse c’est la lessive des locataires. Adossé à un muret, l’ancêtre de la machine à laver : trois grands bassins en béton avec leur planche à laver en bois et le battoir. L’été, un des bassins est rempli à moitié, les gosses pataugent et s’aspergent sous l’œil attentif de la lavandière du jour !
Ces jours de liesse, tous s’y retrouvent, dressent sur des tables de fortune toutes sortes d’entrées et de desserts préparés par les mères de famille. Les hommes, eux, s’affairent autour des « kanouns » pour cuire les pièces de viande !
Tout le monde chante, rit, raconte des histoires… Vers la fin de la journée, Moshé sort son violon, Askil son bendir (sorte de tambour), Martinez sa mandoline, et Casano, de sa voix de ténor, revisite les chansons à la mode. Alors le bal commence ! Vers le milieu de la nuit, les mélopées se font plus plaintives, le mal du pays envahit les « déracinés » …
Une vie toute simple, faite de petits plaisirs, en somme ! C’était sûrement trop demander ! Le jour de l’épiphanie, en janvier 1962, alors que les premiers ateliers commencent à s’agiter, quatre énormes explosions ébranlent les soubassements. Par le souffle des déflagrations les murs s’écroulent et le premier étage s’affaisse ! Des décombres les secouristes retirent plusieurs morts, principalement des artisans, et beaucoup de blessés, essentiellement des enfants surpris dans leur sommeil ! …
Ce jour-là, la Cour des Miracles a été rayée de la carte en une fraction de seconde ! Certains ont affirmé que l’OAS, pro-Algérie Française, était responsable de cette action, d’autres ont soutenu que les fellagas de la wilaya 4 avaient commandité l’attentat !
Une question reste en suspens depuis six décennies : pourquoi s’en être pris à des gens simples ? Qu’avaient-ils donc à gagner ? Pourquoi tant d’horreur ?
Quoi qu’il en soit, la communauté a volé en éclat. Tous ses habitants ont été dispersés aux quatre coins de la ville, sans repères, avec peut-être même de la défiance car accusés à tort d’être des « porteurs de poisse » ! …
L’anéantissement de la cour des miracles n’a été qu’un triste événement au milieu de tant d’autres pour aboutir à l’exode…. Les bateaux pris d’assaut … l’arrivée à Marseille …. La répartition des familles sur tout le territoire… Ma tante et mon oncle ont échoué à Vierzon, avec sa gare, son église et ses manufactures de porcelaine ! …
Depuis ce funeste mois de juin 1962, je ne les ai revus que quatre ou cinq fois avant leur départ pour un autre monde ! ….
La guerre est déjà bien cruelle en soi,
Mais le pire ce sont les traumatismes enfouis qui ne cicatriseront jamais.
Durban le 17 février 2023
Occitania
A découvrir aussi
Inscrivez-vous au site
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 487 autres membres