Atelier 3 - 2023 - sujet 3
Gloups... Je me présente, je suis Carassius Auratus, H20 pour les intimes, poisson rouge de mon état... Plus précisément rouge avec des écailles mordorées qui savent jouer avec les reflets de l'eau... Je ne suis pas transparent et pourtant on m'a baptisé H20, tout simplement parce que, dans cette maison, la mère est prof de physique-chimie ! C'est n'importe quoi ! Comment suis-je arrivé ici ?... En fait, pour tout vous dire, je suis tout simplement une plaisanterie de premier avril qui s'est éternisée... j'appartiens à une sorte de dynastie où un poisson rouge succède à un autre... donc je suis H20, énième du nom...! Quant à la disparition de mes prédécesseurs, je préfère ne pas y penser et vivre mon propre destin ! Pour le moment, je suis frais comme un gardon et je n'ai pas l'intention de me laisser détrôner ! Donc depuis cette plaisanterie peu subtile, je suis l'unique locataire d'un petit studio d'un demi mètre carré perché sur un meuble face à un immense miroir, près d'une télé qui braille à longueur de journée...
Bon, je ne devrais pas me plaindre, certains de mes congénères ne sont pas aussi bien lotis que moi, ils doivent partager leur bocal avec d'autres colocataires, ils sont serrés comme des sardines, les pauvres ! Non, pour ça moi, ça va ! Mais ce qui me chagrine c'est que personne ne s'intéresse vraiment à moi, je fais partie des meubles... ils n'ont pas le courage de me mettre à la porte, et pour cause, il n'y en a pas, alors comment le feraient-ils? Donc je suis comme en survie, toléré, bénéficiaire du minimum syndical... mais rien de plus... Je tourne toute la journée dans cette boule de verre et, je n'ai rien d'autre à faire que de surveiller, de mes yeux exorbités, les allées et venues des uns et des autres... Je nage, je dors, je mange, et je soliloque... et le reste du temps, je bulle pour le plaisir de leurs yeux ! Enfin je crois... en tout cas, ce n'est pas pour le mien !
Blop, blop... Non, je n'ai pas un QI de poisson rouge, comme ils disent méchamment... Ils ne savent pas que je suis tout ouie... Je les entends parler de moi sans aucune compassion... S'ils pouvaient seulement réaliser que je suis vivant, que je comprends, que j'ai des sentiments... ça m'énerve tellement que j'en deviens écarlate ... Gloups ... Gloups !
Ah! voilà le grand dadais... lui, c'est Victor ! Tous les jours, avant de partir à l'école, il s'approche de mon bocal avec sa tête difforme, son nez démesuré, ses doigts énormes... Il me verse une ration infime de ces infâmes paillettes ... il me dit :
"pas trop sinon tu te feras éclater l'estomac !" ...
N'importe quoi ! Quel radin ! Mais je suis poli... Alors, pour le remercier, j'ondule de toutes mes nageoires caudales, dorsales, et pectorales... Je lui fais une démo complète de ma virtuosité, je plonge, tourne et virevolte puis remonte à la surface pour lui montrer que je le remercie... tout en douceur...
Alors il s'écrie : " totalement barjo, ce poisson rouge !" puis il claque des doigts sur le verre en éclatant de rire, ce qui provoque une sorte de séisme, de tsunami et surtout un bruit qui se répercute violemment tout autour du bocal... mon coeur bat si fort , si fort... Je gobe quand même quelques paillettes... Rien à redire, mais ce n'est pas de la grande gastronomie ! Oui, c'est ça la malbouffe ! Vite fait, mal fait et toujours pareil !
Puis le silence s'installe dans la maison... Le calme une fois retrouvé, je vais frétiller autour de la colonne de bulles... je les aime, ces bulles... je joue avec ces petites perles d'argent, je me faufile entre elles... Puis je décide d'aller rendre visite à mon congénère, celui que j'aperçois juste devant moi dans un bocal placé face au mien... il me ressemble, c'est fou... C'est quand même un drôle de hasard d'habiter en face de quelqu'un qui pourrait être votre double, votre sosie, votre clone... vous-même ! ...
Au moins lui, même s'il est un peu collant, il n'est pas violent... toujours d'accord avec moi... ou alors il fait semblant de tout gober... il me regarde de ses yeux globuleux, il a une drôle de bouche charnue et grimaçante... j'ai beau dire : "Allo, allo ! Y a quelqu'un?"... blop !... Il ne répond jamais... Muet comme une carpe, oui, c'est tout à fait ça ! Il m'épie, me suit, m'imite, nage où je nage, fait des bulles quand j'en fais ! Aucune personnalité !... Il n'est pas contrariant, c'est sûr, mais quelquefois ça m'exaspère qu'il n'ait pas un peu plus de tempérament ! ça mettrait un peu de peps dans ma vie... Mais non ! Il me regarde avec ses yeux de merlan frit, m'écoute béatement faire mes longues tirades... J'attends sa réponse mais jamais il ne réplique... Dommage !... On se ressemble comme deux gouttes d'eau, c'est peut-être un cousin éloigné...? on aurait pu devenir copains... !
Tant pis ! Je vais retourner inspecter le vieux canon, me glisser dans le scaphandre, tourner autour du coffre rempli de pièces d'or, et zigzaguer dans l'épave qui git par cinquante centimètres de fond sous les algues tentaculaires...
Gloups !
Et puis il y a aussi les jours, où le verre du bocal se couvre d'une sorte de mousse et où l'eau, soudain, n'est plus aussi limpide ... L’oxygène se raréfie... Je me sens comme en détresse respiratoire... Je suis plongé dans un univers un peu glauque et j'ai du mal à distinguer ce qui se passe à l'extérieur... Le temps parait long, ils ne semblent pas s'en rendre compte... Est-ce le crépuscule ou l'apocalypse ? Je nage entre deux eaux... Et puis, un soir il faut en passer par là... Une main d'ado m'extirpe de mon bocal... c'est Camille, la fille... et le contact de cette peau sur mes écailles me donne des frissons... Puis je suis plongé dans une eau trop fraîche et je frise l'hydrocution... Mais heureusement, le supplice ne dure pas trop longtemps, mon bocal retrouve rapidement son éclat initial et je réintègre mes pénates ! Cette épreuve me cause chaque fois un traumatisme profond et le seul moyen de me calmer est de redescendre me cacher derrière l'épave des pirates sous les graviers blancs qui tapissent le fond de ma Caraïbe... Une sirène... il me manque une sirène pour me tenir compagnie... et puis du corail et quelques coquillages pour rendre ma vie plus exotique... Mais faut pas rêver...!
Le pire moment de ma vie a été le jour où, pour la première fois, Roxy, le chat tigré que je soupçonne d'être un véritable tigre car il est vraiment d'une taille phénoménale, s'est avancé vers mon bocal... Tout doucement il a commencé à m'observer, à me fixer de ses yeux cruels, à s'approcher puis à s'arrêter encore...
J'essayais de faire comme si de rien n'était... " Même pas peur...!"... Mais finalement j'ai plongé dans les abysses pour me dissimuler dans le coffre au trésor...
Je l'ai vu tout là-haut s'asseoir devant le bocal et se lécher les babines, puis le tapoter de sa patte noire et griffue, se dresser soudain sur ses pattes arrière et s'appuyer contre le verre... Je pensais que ma dernière heure était venue, que tout allait se renverser, que j'allais me faire dévorer vivant... il a mis la patte dans l'eau comme pour en tester la température puis a approché son museau et avec terreur j'ai vu sa gueule s'ouvrir avec ses dents blanches et ses crocs acérés... D' en bas, j'ai levé les yeux et j'ai vu jusqu'au fond de sa gorge pourpre... Je me suis imaginé croqué par ses mâchoires puissantes et aspiré par ce grand gouffre rose et sans fin... pire qu'un cauchemar ! Roxy revient parfois quand l'eau est verte... Mais j'ai pris l'habitude... En fait, après réflexion, j'ai réalisé que Roxy se passionne surtout pour l'eau croupie, que l'eau pure ne l'intéresse absolument pas... et moi encore moins... bizarre...!
Récemment, vous allez me traiter de schizophrène, j'ai entamé une conversation avec Einstein... Einstein, c'est le nom que j'ai donné à mon voisin dans le miroir... oui, j'ai décidé de faire ami-ami avec lui, d'entamer la conversation, une vraie conversation... Je voulais noyer mon chagrin, je n'en pouvais plus de cette solitude ! C'est vrai qu'il n'est pas fute-fute mais à défaut d'autre chose, je me suis dit que ce prénom l'aiderait peut-être à le devenir...!
- Hello, Einstein ! A quoi penses-tu? Que penses-tu de Victor et Camille? Veux-tu venir avec moi ?
- Je ne pense pas, donc je ne te suis pas... me répond Einstein
Cette fois, je l'ai entendu me répondre... Est-ce moi qui régresse ou lui qui progresse ? En tout cas pour une première réponse, c'est pas mal ! Serait-il un littéraire ? Pourtant j'aurais préféré une réponse plus scientifique, plus assortie à son nom... du genre " Euh...c'est égal... je les aime, ces deux !" ... une réponse comme ça, ça aurait été le top !...mais bon !
- Je voulais simplement dire : comment te sens-tu ici, dans cette maison ?
- Blop ! ça va...
Là , c'est tout à fait lui, je le retrouve...
- C'est tout ? la fille, Camille, tu la trouves pas un peu déjantée ? et le père qui estun requin de la finance...?
- Oui peut-être, mais au moins celui-là il aime la belle musique, il nous passe en boucle la Truite de Schubert, c'est gai, j'aime bien ! Ça donne envie de danser !
- Et le fils... Victor ! Un peu niais et lourdaud ! Et la mère qui m'a affublé d'un nom débile, H20 ! ... Que penses-tu de tout ça, cher Einstein ?
- Oh... Moi je tourne en rond... et après le premier tour j'oublie que je l'ai fait, donc j'en refais un deuxième... et ainsi de suite... le temps passe vite finalement...
- On devrait se méfier, je crois qu'il se passe quelque chose... -
- T'es pas un peu parano ? réplique Einstein...
- C'est Camille ! Elle prépare son attirail de pêche à la ligne... une vraie famille de malades ! Fais attention à toi !
- Merci de me prévenir... constate Einstein
- Attention ! Elle arrive... elle va faire comme si de rien n'était, te regarder de son air fourbe et angélique... mais si elle te prend dans l'épuisette, tu es foutu! Alors, sauve qui peut, on s'éclipse tous les deux en faisant des soubresauts de folie, ce qui crée une tempête dans le bocal... Les algues s'agitent et les graviers giclent de partout, l'eau se trouble et Camille la sadique doit renoncer à son projet meurtrier... Il y a comme ça de petites victoires...
Celui qui ose dire "heureux comme un poisson dans l'eau" ne sait pas de quoi il parle... Je suis entouré d'une barrière invisible et dévoré par mes problèmes existentiels : en fait j'ai le choix entre m'évader, c'est à dire décider de faire le grand saut et me propulser hors du bocal, mais ce serait suicidaire !... ou encore rester, continuer ma routine pépère et voir mon univers se rétrécir au fur et à mesure que je grandis ! ... ou bien continuer à tourner en rond mais en sens inverse, ce qui me permettrait de voir la vie du bon côté ou peut-être même de remonter le temps ???... Que d'options ! Je suis perdu ! Gloups, gloups! je devrais peut-être faire une grève de la faim ou jeter une bouteille à la mer... SOS... SOS !
Mais je ne peux pas partir et abandonner Einstein à son triste sort !...
Allez, il faut se calmer, accepter, voir le bon côté des choses ! Ce bocal, c'est mon univers à moi! Une boule de cristal sans avenir... Mais je coince la bulle, je me la coule douce, et beaucoup seraient jaloux de ce simple privilège... Après tout, si le bonheur c'est de vivre d'amour et d'eau fraîche ... moi, au moins, j'ai déjà l'eau fraîche !
Alterego
A découvrir aussi
Inscrivez-vous au site
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 487 autres membres