Atelier 3 - 2020 - Sujets 1 et 5
6h45, lundi, Megan :
Pour elle, c’était toujours le réveil le plus difficile. Sortir de cette torpeur, rassembler ses idées, se lever du bon pied, se dire que c’était une nouvelle journée, que tout recommençait. Chasser les idées brumeuses qui s’accrochaient comme des fils tissés par une araignée en pleine nuit et que l’on ne découvre que le lendemain. Ouvrir les volets, savourer le contact du soleil sur la peau, laisser le froid de décembre mordre sa peau et refermer la fenêtre aussi vite. Apprécier l’air glacial en suspens dans la chambre, le laisser s’évaporer à mesure que le chauffage remplit son office...
- Le petit déjeuner est servi ! criai-je depuis la cuisine.
Le four émit un bip appréciateur, et je sortis le pain chaud et éteignis le porridge qui réchauffait dans la casserole. Le temps que ma colocataire arrive...
7h15, lundi, Annabelle :
Petit déjeuner. Un grand mot pour décrire la bouillie que Meg servait tous les matins à 7h précises. Quand elle était de bonne humeur, elle rajoutait quelques fruits secs et du miel, pour donner un peu de goût. C’était bon pour la santé, certes. Pour le commun des mortels, ça restait immangeable. Avec un bon café peut-être, et un peu de crème pour adoucir. Le matin, ce mélange était la seule chose que j’étais capable d’avaler, aussi mauvais soit-il. Meg tempêta en mettant la cafetière en route, cela me surprendrait toujours, cette verve matinale alors qu’elle savait très bien que je ne la rejoindrais pas avant au moins une demi-heure. Mais elle persévérait, et je l’admirais pour cela. Sans elle à mes côtés, je ne me serais jamais tirée indemne de ces cent cinquante dernières années.
- Anna !
- C’est bon, j’arrive !
Le son de ma voix me parut étrange, comme suranné dans cette pièce qui n’avait pas changé depuis des lustres. Je me raclai la gorge et repliai mécaniquement la couverture aux pieds du lit avant de me diriger vers le petit réduit qui me servait de salle de bain. Je n’avais pas intérêt à traîner, ou Meg allait encore râler. L’odeur suave du café serpenta sous la porte et fit frémir mes narines. Au moins, c’était quelque chose que mon amie réussissait à tous les coups, pensai-je en me glissant dans la douche. L’eau chaude délassa mon corps tendu en un rien de temps, j’appréciai la vapeur qui monta jusqu’à mon visage et détendit mes traits encore crispés par la nuit. La mousse onctueuse du gel douche s’évacua à mes pieds, je coupai l’eau, sortis et retournai à la chambre, enroulée dans une épaisse serviette éponge orange. Mes vêtements étaient déjà prêts de la veille, soigneusement pliés sur la chaise dont le dossier raide se découpait à l’ombre de l’armoire campée près de la porte. Je les enfilai rapidement, mon cœur battait la chamade. Prise d’une anxiété soudaine, je m’assis sur le lit, la tête entre les mains. Inspirer profondément, expirer lentement. Inspirer. Expirer. Faire ceci plusieurs fois de suite, jusqu’à ce que l’angoisse se calme et que j’arrête de trembler. C’était comme ça tous les matins. J’appréhendai le moment où je ferais tomber le drap qui recouvrait le miroir de plain-pied et qui me renverrait mon reflet. C’était un manège qui me pourrissait la vie, garder la main suspendue au-dessus du tissu, parfois la saisir, prendre mon courage à deux mains, contrôler mes tremblements et tirer légèrement, pas assez toutefois pour dévoiler le miroir. Ce blocage me frustrait grandement. A cause de cela, je n’avais pas vu mon reflet depuis plus de cent ans.
Le drap de lin rose fané était doux au toucher, sa couleur se mariait bien avec les murs de la pièce. Je le caressai, pensive, me demandant si j’allais enfin y arriver. J’en doutais. Je n’y étais pas arrivée en cinq ans, ce n’était pas aujourd’hui que j’allais le faire. Mais rien ne m’empêchait d’essayer.
Allez. A dix, tu tires. Ça te laisse le temps de rebrousser chemin si c’est vraiment trop dur.
J’inspirai profondément, face au miroir, main crispée sur le drap. J’entendais mon cœur battre jusque dans mes tempes, comme un tambour que rien ni personne n’arrête.
Un...Deux...Trois...Quatre...
8h30, lundi, Megan :
Ce n’était pas normal, elle en mettait du temps ! Le porridge avait refroidi. Il n’était pas bon, j’avais au moins conscience de mes piètres talents de cuisinière, mais là, la bouillie allait être immangeable. Je devais voir notre notaire dans une heure, et je ne voulais pas la laisser toute seule à la maison. Anna était fragile, ces années recluses depuis l’accident avaient sérieusement entamé sa confiance. Elle ne m’en voulait plus, au bout de quelques dizaines d’années elle avait fini par comprendre que j’avais agi pour son bien, que je l’avais sauvée, et qu’elle ne me devait rien. Je n’étais pas comme ça. Anna n’avait aucune dette envers moi. Mais depuis qu’elle était revenue, elle quittait rarement la maison, préférant errer dans les pièces comme une âme en peine qui avait la triste manie de couvrir toutes les surfaces réfléchissantes qu’elle rencontrait. Nous étions différentes des autres habitants de la ville, et je crois que cela la terrifiait plus que tout.
Je frappai à la porte de sa chambre, inquiète de ce silence inhabituel. L’eau de la douche avait cessé de couler, l’isolation était telle que chaque bruit était amplifié, limitant la discrétion.
- Anna ?
8h45, lundi, Annabelle :
La voix de Meg derrière la porte me fit sursauter et j’eus un réflexe malheureux. Mon bras se replia convulsivement contre ma poitrine, et le drap tomba avec un bruit mat. J’eus un hoquet de stupeur en me détournant, mais c’était trop tard.
- Ça va, Meg, assurai-je d’une voix faible. Ça va...
- Je peux entrer ?
- Laisse-moi encore quelques minutes. S’il te plaît...
- Anna, qu’est-ce qui se passe ?
Je ne répondis rien, ce n’était pas nécessaire. Après quelques minutes, les pas de Meg s’éloignèrent et je l’entendis siffloter. Je fixai désespérément la porte, m’attendant à ce qu’elle s’ouvre et que mon amie me prenne dans ses bras en murmurant des paroles réconfortantes. Mais je pouvais toujours attendre, cela ne réglerait pas mon problème.
J’étais attirée par la surface miroitante où deux grains de poussière s’offraient un duel pathétique. Attirée par ce que l’objet osait me montrer, cette silhouette inconnue et familière, rejetée depuis toutes ces années passées dans l’ombre, à me fuir désespérément. Tu es au pied du mur...La petite voix dans ma tête avait raison, quelque chose me disait que je ne pourrais quitter cette pièce avant d’avoir fait face. Tu peux le faire, Anna.
***
23h30, lundi, Megan :
Je décidai de quitter la maison et de la laisser tranquille. J’avais entendu un bruit dans sa chambre, et je savais à quoi il était dû. La meilleure chose à faire avait été de la laisser tranquille, alors j’avais pris ma journée pour vaquer à mes occupations. Anna était une grande fille qui manquait d’assurance.
Lorsque j’étais rentrée, tard ce soir, ma colocataire m’attendait dans la cuisine. Elle avait préparé un repas léger qui nous convenait à toutes les deux. J’avais été frappée par son visage serein, cet air en paix avec lui-même qui avait disparu avec sa joie de vivre. Elle s’était apprêtée, signe que l’occasion était particulière. Anna était vêtue de la robe vert émeraude qu’elle portait lors de notre rencontre, toutes ces années auparavant, modernisée avec goût. Dans mon esprit, ça avait été limpide, j’avais compris. Anna avait réussi. Et elle souriait. Il m’avait fait chaud au cœur, ce sourire étincelant qui me manquait.
23h30, lundi, Annabelle :
Enfin. Il m’avait fallu cent cinquante années avant d’y arriver. J’avais passé la journée à pleurer, assise à la table de la cuisine soulagée d’un poids qui s’était envolé en même temps que mon acte de bravoure. Meg l’avait vu, ce soir, mon bonheur avait illuminé son visage jeune et fatigué, ses yeux avaient pétillé et elle m’avait servi un verre avant d’engager la conversation. Cela avait été une très bonne soirée, nous avions beaucoup discuté, mais je ressentais encore le besoin de m’exprimer, de lui dire, de débrider toutes ces pensées qui avaient menacé de pourri mon âme.
J’étais libre de mes démons.
01h, mardi, Megan :
Je lus attentivement la lettre cachetée déposée sur le pas de ma porte. C’étaient des mots simples et sincères, soigneusement calligraphiés sur une feuille blanche d’imprimante. Les mots d’une Anna qui s’était défaite de chaînes qu’elle n’avait que trop longtemps portées.
00h, lundi, Annabelle :
Très chère Mégaran,
Je sais que tu préfères que l’on t’appelle autrement, que ce nom de baptême a supplanté ce prénom trop douloureux pour toi, synonyme des siècles de souffrance que tu as eu à passer, bien avant de me rencontrer. Et pourtant, je trouve que tu le portes avec prestance, bien mieux que ton prénom actuel. Mais ce n’est pas pour cela que je t’écris ce soir. Tu liras cette lettre au petit matin, ou plus tôt si tu ne parviens pas à t’endormir, comme cela t’arrive souvent.
J’ai franchi le pas. Enfin, je dirais que je n’ai pas eu le choix, le voile est tombé de lui-même, et j’ai dû y faire face. Ce n’était pas agréable, loin de là. Mais je l’ai fait. Après ces décennies à fuir, ce matin a été un déclic. Je suis parvenue à affronter mon reflet. Ce que j’ai vu a été un choc. En cinquante ans passés à tes côtés, je n’ai pas pris une ride. Maintenant je comprends pourquoi tu insistais régulièrement pour que l’on déménage, avant que les habitants ne commencent à avoir des soupçons.
J’ai toujours vingt-deux ans. Ma peau est plus pâle, mes cheveux ont beaucoup poussé, ils m’arrivent au creux des reins désormais, d’un roux magnifique qui capte toute la lumière du soleil, que je peux supporter sans mal grâce à la bague que tu m’as offerte pour mon premier anniversaire. Je suis sûre que le vert m’ira encore mieux au teint, maintenant que j’ai une meilleure conscience de moi-même.
A mon premier réveil, en 1870, tu m’as raconté en détails ce qui m’est arrivé. L’accident, comment tu m’as soignée et sauvée, comment tu t’es dévouée pour que je vive, sous une autre forme, mais que je vive la jeunesse qui m’avait été arrachée.
Ces souvenirs restent encore vagues dans ma mémoire, ne reste que cette soif de sang qui ne me quitte pas. Mais c’est ma nouvelle condition, tu me l’as répété des centaines de fois. Il n’y a qu’un seul témoignage de cette ancienne vie qui a pris fin beaucoup trop tôt. Cette cicatrice encore profonde sur ma joue, que le temps a choisi d’épargner. On dirait que quelque chose m’a griffée, alors que ce sont les éclats de verre de la fenêtre de la calèche qui en sont les responsables. Trois lignes qui ont manqué mon œil droit et qui font aujourd’hui ma singularité. Je me demande pourquoi la transformation ne les a pas effacées, mais je ne suis pas certaine de vouloir la réponse. Ils font partie de moi.
Je me suis longuement regardée dans le miroir à nu, incapable de me détacher de mon reflet. La soif m’a brûlé la gorge quand ma main a effleuré l’endroit où tu m’as mordue pour me sauver. Alors j’ai chassé, cet après-midi. Rassure-toi, je me suis contentée de ce que la forêt avait à m’offrir, les humains ne m’intéressent pas encore. Un jour peut-être, mais ce n’est pas sûr. Je préfère ta bouillie et ton café !
Mégaran, aujourd’hui, le jour de mon cent-cinquante-et-unième anniversaire, je te remercie. Il m’a fallu du temps, mais je suis parvenue à m’accepter. Et j’aime la personne que je suis devenue.
Grâce à toi.
Merci du fond de ce cœur qui ne bat plus, Meg. Je nous souhaite une belle immortalité.
Je t’aime.
Annabelle van Helsing.
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