Maridan-Gyres

Il y a une dizaine d'années, pour mon anniversaire, je me suis déjà offert mes obsèques.

Je suis toujours là, bien vivante et en pleine forme, alors je me dis pourquoi n' écrirais-je pas, à la manière des têtes couronnées :

MON ELOGE FUNEBRE.

Cette idée peut être farfelue mais je me dis qu'au vu de toutes les inepties entendues lors des enterrements de mes copines, il vaut mieux que je m'y attelle tout de suite car je sens bien que la « faucheuse » attend le moindre signe de faiblesse de ma part pour me cueillir !

Je me délecte par avance de rédiger mon apologie ! Pour cette ultime réunion, je vais encore pouvoir en agacer certains !  Reste à définir sous quelle forme, un enregistrement vidéo ou d'un long discours façon François Maurois lors de l'entrée des cendres de Jean Moulin au Panthéon.  Je trancherai le moment venu !...

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Tout a commencé un 21 octobre, sur un fond de guerre qui, parait-il, n'en était pas une ! Mon univers pendant douze ans était réduit à un appartement au cinquième étage avec tout de même une vue magnifique sur la méditerranée. Ma seule compagnie était une grand-mère adorable et des parents compléments absents et indifférents à ce que je pouvais faire ou dire !

Dans cette solitude, j'ai construit mon propre univers. Fantasque, très vite, je suis attirée par les chiffres !  J'aurais pu les dompter à la façon du businessman dans « Le Petit Prince », j'aurais eu moins de problèmes ! J'ai préféré en faire des acteurs. Pour moi, le QUATRE et le SIX s'aimaient d'un amour tendre mais le CINQ, jaloux voulait les séparer et semait la zizanie. J'avais aussi, dans mon petit théâtre, le TROIS et le SEPT, ces deux-là s'entendaient comme larrons en foire, toujours à faire des farces. Dans la troupe j'avais aussi des sentinelles, cette tâche ingrate incombait au DEUX et au HUIT. Parfois surgissait sur la scène, indifférent et solitaire, le UN. Il restait dans son coin, toute cette agitation l’épuisait ! Dans les coulisses, le ZERO se traînait, le mal aimé, le moins que rien, l'invisible, le dépressif chronique, sa seule présence plombait l'atmosphère ! Dans la plus grande loge se pavanait le NEUF, je détestais cet arrogant, ce snob prétentieux, 

Dans cette conjoncture où les chiffres agissent selon leur bon plaisir, comment faire des mathématiques ? Résultat, j'étais nulle, plus près de mon « zéro » neurasthénique que de l'excellence !... 

J'aurais pu sauver l'honneur si j'avais eu la chance de contrôler les lettres mais que nenni ! Sur mon cahier d’écolière, les consonnes étaient en guerre perpétuelle sans que je puisse maîtriser quoi que ce soit, les P avec les Q, les B avec les D, les M avec les N. Tous refusaient d'être à leur place respective dans les mots. J'étais incapable de lire et d'écrire correctement. Je sais aujourd'hui que je suis dyslexique, mais à l'époque personne ne connaissait cette malédiction.

Nulle en mathématiques, nulle en orthographe et lecture, J'avais beau aimer l'école, j'ai toujours été quasiment la dernière, la place révolue aux cancres!

Cahin-caha, je suis arrivée à la fin de la cinquième. Après les fameux tests d'orientation, comble d'ironie, je me suis vu proposer une filière courte en comptabilité !

J’ai opté pour l'internat dans un collège agricole, moi la citadine qui n'avais jamais vu une vache de sa vie ni un champ de blé !

Je n'ai jamais regretté mon choix. La vie d'interne avait beaucoup de règles restrictives surtout avant 1968 mais, même si je ne me suis jamais sentie libre, la vie communautaire m'a fait découvrir nombre de valeurs que je ne soupçonnais même pas. L'enseignement orienté sur les sciences de la terre, la biologie animale et végétale m'ont boostée. Finie la place de cancre, j’atteignais désormais le top cinq du classement ! Croyez-le ou non, j'ai même été la première en composition de mathématiques ! (D’accord ça ne s'est produit qu'une seule fois !).

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Dans les années seventies, comme toutes les filles à cette époque, je me suis mariée, j’ai élevé mes enfants, me suis occupée du foyer, et pendant plus de dix ans je me suis oubliée, endormie comme la belle au bois dormant, mais sans le prince charmant. Un beau matin, je me suis réveillée de ce long sommeil, j'ai jeté aux orties les guenilles qui me collaient à la peau. J'ai bien essayé de temporiser, de négocier un nouvel ordre familial, mais les failles étaient trop profondes. C'est ainsi que j'ai pris conscience de ma part de féminisme. Je me suis prise en main, pour le meilleur et pour le pire. Malheureusement on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Mes enfants ont très certainement souffert de cette lutte contre les inégalités.

Certains disent que je suis une femme de conviction et déterminée. Je ne sais pas ce qui leur fait croire ça. Bien souvent la petite fille enfouie au fond de moi hésite, tergiverse avant d’arriver à trancher.

En fait, ma plus grande force a été de croiser de bonnes personnes aux périodes les plus sombres de ma vie et je ne les oublierai jamais.

Même s'il faut par moment forcer le destin, j'ai l'intime conviction que je suis née sous une bonne étoile ou que j'ai un ange gardien efficace.

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Arrivée au crépuscule de ma vie, je me dis que seul l'instant présent importe. Les regrets et les remords ne modifieront pas le passé.  Pourtant j'aimerais bien retourner au temps de mon petit théâtre où les chiffres n'en faisaient qu'à leur tête. Je retrouverais ma grand-mère, je lui demanderais de me fredonner les chansons de sa jeunesse, de me raconter sa vie et cette fois ci je l'écouterais... Peut-être même que j'écrirais son histoire...   

Épilogue : je crois que finalement vous pourrez faire ce que vous voulez de ce texte, je ne serai plus là. J'ose même espérer que je voguerai vers des rivages radieux ! ….                                                                 

Marie José SENESCHAL

Occitania

Narbonne le 2 février 2025