Maridan-Gyres

LE BAR DE LA MARINE

Nous sommes un vendredi, en fin d'après-midi, trois copines, Chloé, Sylvia et Marion, sont attablées à la terrasse du bar de la marine, devant une chope de bière. C'est leur plaisir de fin de semaine que de se retrouver là, face à la marina, à contempler les bateaux, à épingler les badauds flânant sur la corniche.

Aujourd'hui est un jour exceptionnel, ces jeunes filles sont très excitées. En premier lieu, dès son arrivée, Sylvia annonce tout de go qu'elle est admise en deuxième année de médecine et qu'elle a la ferme intention de fêter sa réussite comme il se doit. Une bonne nouvelle n'arrivant jamais seule, Chloé claironne à qui veut l'entendre qu'elle vient de décrocher son CDI dans la plus grande boîte d'informatique de la région ! Marion pour sa part n'a rien d'exceptionnel à raconter si ce n'est que demain elle s'envole vers la Guadeloupe pour passer d'inoubliables vacances. Elle est hébergée par son frère et elle a la ferme intention d'en profiter !

Voilà pourquoi ces demoiselles, habituellement si sages, sont aussi dissipées. Elles rient d'un rien, charrient Jack le serveur, se moquent du toutou à sa mémère, pomponné comme une star de cinéma, en un mot elles sont incontrôlables....

Soudain, Chloé se fige :

« Eh ! les filles, matez le mec sur le ponton !»

Les deux autres copines confirment chaleureusement. L'objet de toutes leurs attentions, termine l'amarrage de son voilier avec désinvolture. Il saisit négligemment son paquetage et s'engage sur la passerelle de son pas souple quasi aérien. Il est vêtu d'un bermuda marine, d'un polo d'un blanc immaculé, à ses pieds des « TBS » bleu pétrole. Il semble sorti tout droit des pages de « Good Life » ou de « l’Apollon Magazine ».

Les trois filles sont hypnotisées par cette démarche féline. Du haut de son mètre quatre-vingt, il se joue de la lumière donnant à sa peau une couleur mordorée. Le soleil lui-même embrase sa chevelure ondoyante. Sa prestance lui donne un charme fou au point qu'elles sont bouche bée, elles n'ont pas la moindre petite vanne à lancer.

Toujours avec autant de souplesse, il traverse la rue, indifférent à l’intérêt qu'il suscite, il slalome entre les tables, passe devant les filles, il leur adresse un petit signe de tête avec un léger sourire dévoilant une irrésistible fossette et entre dans la fraîcheur du bar saluer le patron.

Chloé est la première à reprendre ses esprits :

« Non mais vous avez vu ses yeux ? J'en ai jamais vu d'aussi intenses, aussi profonds. J'avais entendu parler des « yeux méduses », j'ai cru que c'était une «fake-news». C'est une bombe ce type. Vous croyez qu'il est en main ?

« Eho, ici Marion, tu veux bien redescendre de ton petit nuage. Ok, il est super canon, mais ce n'est tout de même pas Alain Delon dans « Plein Soleil ».

« Parle pour toi ! Moi je ne serais pas contre s'il m'invite à prendre un verre. » s’esclaffe Sylvia dans un grand éclat de rire.

L'esprit des filles s'échauffe, commence le petit jeu des devinettes. Chacune à son tour émet une hypothèse.

« Il est descendu d'un voilier, vous croyez qu'il est à lui ou ce n'est qu'un skippeur ?»

Elles sont d'accord pour affirmer qu'il est le propriétaire du bateau.

« Alors, d'après vous, c'est un baroudeur ou un plaisancier du dimanche ?»

Sylvia penche pour un navigateur au long cours tandis que Marion opte pour un navigateur aguerri certes mais sédentaire.

« Qu'est-ce qui te fait dire ça, Marion ? »

« Son allure tirée à quatre épingles. Si tu regardes les films sur Mike Smith, Eric Bellion, Eric Tabarly en son temps ou le chanteur Antoine qui nous a apporté de remarquables documentaires. Ils ont tous un look baba cool limite dépenaillé. »

Chloé concède le point du bout des lèvres :

« Alors que fait-il dans la vie ? Vu le bateau ce n'est pas un Prolo ! »

À son tour, Sylvia s’exclame :

« Selon vous, il est dans quelle tranche d'âge ? les 25 / 30 ans ou les 30 / 35 ans ? »

« Et si vous me posiez directement la question ? Vous le sauriez ! »

Tellement prises par leur jeu puéril, les trois chipies ne se sont pas rendu compte que depuis plusieurs minutes le patron du Café de la Marine et son ami Clem les observaient, ne perdant pas une miette de leur conversation tant elles parlaient fort ! Ils riaient aux éclats, pariant même sur laquelle des trois filles se rapprocherait le plus de la vérité.

Nos trois petites pestes restent sans voix ! À vrai dire elles se savent plus où se cacher.

« Je peux vous offrir un verre ? Allez, ne faites pas cette tête-là ! Je vais peut-être même satisfaire votre curiosité à la condition que nous dînions ensemble ce soir. J'ai pêché quelques mérous et le patron va nous les cuisiner avec sa délicieuse sauce créole dont il   garde jalousement le secret !»

De fil en aiguille, elles apprennent que Clément pendant dix ans a été cadre supérieur dans une grande banque française dans le service de recouvrement des impayés. Au début, il s'était pris au jeu. Il était le meilleur dans la gestion des dossiers. Peu lui importait que son jugement aboutisse à la saisie des biens. Puis il a pris conscience que, derrière ces fichiers anonymes, il brisait la vie de nombreuses familles. Il le vivait de plus en plus mal et ça s'est conclu par un burn-out dont il a eu beaucoup de difficultés à se relever ! Un soir, il s'est arrêté au Café de la Marine, il a sympathisé avec le patron, ancien skipper de courses au large, qui lui a inoculé le virus de la voile et de la navigation en solitaire.  Depuis, il n'a jamais été plus heureux que sur son bateau ! Il a conclu :

« Les filles, si j'ai un conseil à vous donner : Laissez-vous guider par vos émotions, réalisez tous vos rêves, la vie est trop courte pour la gaspiller ! »

Tous les quatre ont passé une merveilleuse soirée. Ils ont parlé de tout et de rien. Ils ont trinqué à la réussite de Sylvia, au CDD de Chloé, aux vacances aux Antilles de Marion et au prochain départ de Clem vers les îles de la société. À la fermeture du bar, vers les trois heures du matin, le patron et Jack se sont joints à eux avec une excellente bouteille de champagne pour clôturer en apothéose ce début de week-end.

MJ SENESCHAL

Durban le 25 Août 2024