Atelier 20 - 2023 - Sujet 4
L’ÉTRANGE NUIT DE NOËL
J’ai perdu la notion du temps, il me semble que je marche depuis des heures, mon jerrican vide à la main, dans un brouillard si dense que je distingue à peine le bout de mes bottes s’enfonçant dans une neige molle. Il est vrai que j’aurais dû vérifier la jauge d’essence avant de partir mais, à ma décharge, j’ai demandé ce matin à ma femme de bien vouloir faire le plein de gas-oil ! Et me voilà cette nuit, frigorifié, au beau milieu de nulle part, dans une zone blanche où les portables sont inutiles, au lieu d’être auprès des miens pour les festivités du réveillon ! Le pire est que personne ne m’attend puisque j’ai prévenu que je n’arriverais que demain !…
J’avance donc péniblement dans ce désert blanc en ronchonnant. Maintenant la neige tombe en abondance. Soudain dans le lointain j’entends un bruit de portière, immédiatement je regarde l’heure. Il faut bien le reconnaître, c’est complètement absurde d’accoler un claquement de portière à une montre plutôt que d’y voir un bon samaritain prêt à nous déposer à une station service !….
Je m’arrête, je tends l’oreille en vain, plus un seul bruit ! Le silence répond à mes appels de plus en plus anxieux. Bon sang, je n’ai pas rêvé ! Je l’ai bien entendu claquer, cette portière ! Et si ce n’est pas une portière ! Si c’est un coup de feu ! Si le tueur est encore embusqué quelque part dans cette « purée de pois », à l’affût !
Mon cerveau tourne à plein régime, il élabore des scénarios à la Stephan King. Adieu mon esprit cartésien, je suis en panique totale, je ne marche plus, je cours, je trébuche, je m’étale et je repars à nouveau avec l’impression d’avoir le diable à mes trousses ! ...
Dans cette course effrénée au sein de cet enfer immaculé j’entre-aperçois une faible lueur dans le lointain. Je m’accroche à ce halo vacillant et fonce vers lui. Je dévale une pente vertigineuse, les branches de mélèzes me giflent au passage. J’en ai perdu mon jerrican et mon bonnet mais je m’en moque. Mon seul objectif est d’atteindre la masure et de me mettre à l’abri ! Il me semble que les mètres qui me séparent de la maison deviennent des kilomètres. J’ai le visage en sang, mes mains sont glacées et je cours ! Enfin la porte est devant moi !
J’enfonce littéralement le chambranle et je m’écroule sur un sol en terre battue ! Près de l’âtre où brûle un maigre feu, une vieille femme hors d’âge accroupie devant un trépied. Elle brasse avec une longue cuillère de bois ce qui semble être une soupe épaisse dans un chaudron en fonte culotté par des siècles de cuisson dans la cheminée. Un agréable fumet s’élève et se répand dans l’unique pièce. Mon estomac crie famine, il gargouille, se retourne, émet des bruits incongrus.
La vieille femme se redresse péniblement, elle n’a pas l’air surprise de voir surgir un individu au milieu de la pièce, couvert d’une épaisse couche de glace, les yeux rougis et les lèvres violettes de froid. Elle s’en amuse même !
« Voyons ce que le cavalier sans tête m’a apporté en cette nuit de Noël ! »
Je reste médusé par cette réflexion. Maintenant qu’elle est débout, je la contemple à la lueur de la chandelle. C’est une toute petite bonne femme vêtue comme une paysanne du temps jadis, robe et tablier noirs, une coiffe en dentelle défraîchie d’où s’échappent quelques mèches de cheveux poivre et sel. Son visage est ridé comme une vieille pomme, ses mains tachetées par l’usure du temps sont diaphanes, ses doigts aussi fins que ceux d’une pianiste… Mais ce qui frappe c’est intensité du regard, ses yeux d’un bleu vert hypnotique me transpercent, mettent à nu mon âme.
Elle me sert une bolée de soupe dans une écuelle en bois. Elle m’observe d’un air moqueur, s’amuse de mon air stupide, ce qui achève de me décontenancer complètement.
« Alors comme ça tu es en panne d’essence ? Ce n’est pas prudent de se perdre seul, dans nos contrées, une nuit de Noël. On peut y faire de mauvaises rencontres. »
« Pardon ? »
« Cette nuit est spéciale, c’est la nuit où les faunes, les elfes et toutes les créatures mythiques reprennent vie. Certaines sont bienveillantes, d’autres farceuses parfois cruelles. Quand à vous, vous avez eu maille à partir avec le cavalier sans tête. Ce n’est pas un mauvais bougre, il n’a pas eu beaucoup de chance, voilà tout. »
« Grand mère, vous plaisantez ! Il y a bien longtemps que je ne crois plus aux farfadets, ni au père Noël d’ailleurs ! »
« Alors pourquoi as-tu pris la route cette nuit plutôt que demain ? Pourquoi es-tu ici, dans ma maison à cette heure ? »
C’est vrai ! Je n’ai aucune explication rationnelle à apposer à mon hôtesse. Pour reprendre de l’assurance, finissant mon repas par une poignée de figues sèches, je demande : « Qui est le cavalier sans tête, mon persécuteur ? »
« Viens près du feu, installe-toi dans la berceuse pendant que je mets ces deux grosses bûches dans le foyer.
En temps jadis, s’élevait dans ces bois un magnifique château fort. Le seigneur de ces lieux, après avoir servi son roi lors de la dernière croisade, était revenu sur ses terres avec une magnifique jeune femme originaire de Palestine. Elle avait amené dans ses coffres de superbes étoffes, des parfums capiteux et toutes sortes de produits et fruits inconnus. Elle avait su apaiser son époux de toute la violence qu’il avait amoncelé en lui. Ils ont coulé des années heureuses jusqu’au jour où le roi et sa cour sont venus chasser sur les terres du chevalier. Le roi a été subjugué par la beauté, l’élégance et le raffinement de la maîtresse des lieux. Il a voulu en faire sa favorite. Elle refusa tout net et alla s’enfermer dans le donjon. Pour la faire plier à sa volonté, le roi, sous couvert d’une chasse, fit décapiter le chevalier. En apprenant le sort de son époux, la dame folle de douleur et de chagrin se jeta du haut du donjon, le soir de Noël.
Depuis ce temps, chaque 25 décembre, le cavalier sans tête arpente son domaine à la recherche sa belle. Il court les bois et les champs en faisant claquer son fouet, chassant quiconque déambulant sur ses terres ! »
« Et sa belle ? »
« Sa belle ? … Elle l’attend désespérément dans le donjon. Elle prépare le plat dont il raffolait dans l’espoir qu’il retrouve le chemin pour revenir vers elle ! »
« Où est ce château ? »
« Mais mon jeune ami, tu es dans le donjon ! »
Soudain, je détache les yeux du feu et tourne mon visage vers la vieille femme et là, stupeur, une magnifique jeune femme dans une robe bleue éclatante, au sourire doux mais tellement triste, m’observe. Je ferme les yeux pour refouler les larmes qui m’assaillent. Quand je les ouvre à nouveau je suis près de ma voiture, un jerrican plein d’essence à mes pieds !
Marie josé
Occitania
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