Travail de la nouvelle
8 novembre 2021
« Mon étrangère… »
Un matin, alors que j’attends patiemment que s’éclaircisse le flot des voitures, s'écoulant inlassablement sur le boulevard à traverser pour me rendre au métro, entre deux véhicules, je t’aperçois.
Accroupie sur le bord du trottoir d’en face, un jeune enfant assis à tes côtés fait glisser entre ses doigts l’eau du petit geyser qui jaillit de la « bouche du caniveau ». Un énorme savon est posé à même le sol, le caniveau pour lavoir, tu frottes vigoureusement un petit vêtement. Près de toi, deux vieilles bassines, l’une ou trempe du linge, l’autre remplie d’eau claire.
Tu ne sembles te préoccuper ni de moi qui t’observe, ni des passants nombreux à cette heure matinale, nous sommes comme transparents. Subjuguée par l’incongruité de la situation, je te dévisage.
Tes gestes sont vifs et nerveux. Tu tournes et retournes brusquement le vêtement, qui semble être un pantalon d’enfant et insistes farouchement le va et vient de ton savon sur une partie de celui-ci, comme si les taches refusaient de disparaitre. On dirait que tu respires à peine. Lorsque tu relèves la tête, comme pour reprendre une légère inspiration, ton expression est impénétrable.
Redressant légèrement ton corps au-dessus du flux d’eau, tu le douches à grande eau et l’essores énergiquement, L’eau gicle abondamment, tes chaussettes dans tes claquettes sont trempées, tes bras nus ruissellent, mais rien de tout cela ne semble te déranger. Enfin, sans précaution, tu le poses sur la barrière du parking derrière toi.
Je traverse la rue et discrètement me rapproche de toi. À tes côtés la fascination se transforme en indignation. Te voir réduite à utiliser le caniveau pour laver tes petites affaires m’est insupportable. Je tente un sourire compatissant. Le regard noir que tu me lances et la violence de tes mots, prononcés d’une langue autre que la mienne, n’ont pas besoin d’interprète tant l’intonation qui les accompagnent est signifiante, tu n’en as rien à faire de mon indignation. Je replis mon sourire.
Juste avant que tu ne rabaisses tes yeux sur ta lessive, je peux entrevoir tes paupières boursoufflées, comme n’ayant pas encore quittées le sommeil, des cernes profondes noircissent ton regard. Des ridules creusent de légers sillons autour de ta bouche, accentuant la sévérité de ton expression.
À la ceinture, tu portes une sacoche remplie à ras bord, comme si à l’intérieur, toute ta vie y était précieusement conservée.
Je m’éloigne de cette scène quelque peu apocalyptique, mais durant toute la journée, elle tournicote sous mon crâne. Te penser lavant ton linge, le caniveau pour évier, déclenche systématiquement ma colère. Ce pays n’a-t-il rien d’autre à t’offrir que la rue ?
Sans doute, aimerais-tu posséder une machine à laver le linge, et d’autres conforts. Mais est-ce seulement mon désir, moi qui suis habituée au confort du lave-linge ou l’expression de ma culpabilité de t’en savoir démunie ?
Je repense beaucoup à ton attitude envers nous les passants qui circulons à tes côtés sans un regard pour toi, ou pire un regard malveillant. Ton indifférence aux autres est-elle une feinte ?
Ton agressivité face à mon sourire est-ce seulement du rejet ou de la peur ? Certes, tu ne me connais pas et sans doute m’associes-tu à tous ceux qui te méprisent.
Tes gestes vifs et brusques me turlupinent. Est-ce l’inconfort de la situation, l’incongru du moment, le peu d’intérêt que tu portes à ce linge ou tout simplement pour te débarrasser au plus vite de cette tâche ingrate ?
Un souvenir se rappelle à moi. De la fenêtre de l’appartement de ma tante, où enfant je passais beaucoup de mes jeudis, pour me distraire, j’observais les laveuses de draps s’affairant dans le lavoir aménagé dans la cour de l’immeuble. En bras de chemise, les genoux arrimés au coussinet épais déployé sur le banc de bois fixé au sol, les muscles des avants bras tendus à l’extrême, elles relevaient du sol l’épais tissu blanc et le plongeaient vigoureusement dans l’eau claire du bac installé près d’elles. Puis, d’un seul geste, elles l’abattaient sur la planche disposée sur le bord du lavoir et le savonnaient énergiquement. Avec une brosse en paille, elles frottaient vigoureusement chaque centimètre du linge, jusqu’à en constituer une boule de savon moussant. Puis elles procédaient au rinçage, la phase la plus pénible pour ces dames. Le haut du corps quasi étalé sur leur planche, le tissu maintenu fermement dans leurs paumes de mains, elles immergeaient le linge dans l’eau du lavoir, et, par un effort colossal, elles l’extirpaient chargé d’eau. Elles recommençaient cette opération à plusieurs reprises, le délestant à chaque plongeon du savon contenu dans ses fils. Malgré le poids qui les épuisait, elles ne relâchaient pas leur tension. Elles ne se préoccupaient pas de leurs vêtements trempés. Aucune gouttelette de savon ne devait résister à leur force et leur habileté.
L’opération la plus impressionnante à mes yeux était l’essorage. Deux femmes, tenant fermement un bout du drap dégoulinant, l’entortillaient en sens inverse l’une de l’autre, L’eau s’écoulait sur le sol, inondant leurs chaussures en caoutchouc, giclant sur leurs jambes, jusqu’à ressembler à un serpent détrempé.
Lorsque je m’inquiétais de leur fatigue, ma tante me rassurait « Elles ont des techniques, c’est leur métier ! ».
Je savais par ma tante que les laveuses n’étaient guère rémunérées pour ce travail, mais que cet argent était indispensable pour faire vivre leur famille.
Mais toi mon étrangère, ce n’est pas ton métier, c’est ta vie de tous les jours ! Tes conditions semblent si précaires. ! Je t’imagine peiner du matin au soir pour organiser ton quotidien, trouver de quoi faire manger ton enfant, toi qui n’as sans doute aucune ressource officielle et encore moins d’économies sur ton compte en banque.
Le soir même, de retour sur le parking, je te cherche. Comme je ne t’ai jamais aperçue auparavant, je suppose que tu viens « d’emménager » sur cet espace investi par des familles, dites « les Roms ! ». Sans doute comme eux, habites-tu dans ta voiture, au mieux dans ton camion avec ton enfant, ton mari peut-être.
Je voudrais t’appeler. Mais comment t’appelles-tu ? Brenda, Bella, Carlotta, Lina, Violetta…
Soudain, au loin je reconnais la jupe longue et colorée que tu portais ce matin et ton imposante sacoche accrochée à ton ventre. Tu traines un vieux caddie rose débordant d’objets divers. Il me semble que ton chariot pèse lourd, ton corps peine. Ton bras droit tendu comme un arc, ta main agrippée fermement à la poignée du chariot, tu le tires de toutes tes forces. Malgré la charge qu’il suppose, ton pas est alerte, on dirait que tu es pressée !
Je t’observe avec une certaine admiration. Où trouves-tu tant de force et de détermination. Parcourir des kilomètres durant des heures, galoper d'une poubelle à l’autre, farfouiller sans gants dans les ordures pour repérer des objets susceptibles d’être vendus le week-end, te mêlant aux nombreux « vendeurs à la sauvette » qui jonchent les trottoirs du quartier. C’est ce qu’impose d’être « biffin » comme on dit ! Mais quel labeur ingrat !
Certes, je suppose qu’au fil des années, tu es devenue experte pour extraire des poubelles, soulevant sans te salir les déchets recouvrant un ustensile intéressant à la revente. Si tel est le cas, j’imagine ton visage s’illuminer, lâchant un instant le regard acerbe dont j’ai eu l’honneur ce matin. Lorsque tu dégotes un objet de choix qui va te rapporter gros, c’est-à-dire un peu plus que les quelques euros habituels, est-ce Byzance pour toi ?
Voilà que tu échappes à mon regard, tu as disparu derrière un camion, ton camion peut-être, Mais où vivais-tu avant ce parking ? Sur un autre terre-plein, dans une commune voisine, avant d’en être délogée manu militari par la police ?
Cette errance n’est pas nécessairement votre choix, je le sais !
Un instant, je te rêve dans un logement, si petit soit-il, mais dans lequel tu te sentirais en sécurité et où tu pourrais te reposer avec ta famille.
Je me déplace dans ta direction. Je te vois tiraillant sur les roues de ton charriot qui semblent refuser d’avancer, puis tu repars avec la même vélocité vers un groupe de femmes et d’hommes. L’un d’entre eux, ton homme sans doute, accompagné de l’enfant aperçu le matin, s’approche de toi, vous discutez vivement à haute voix. Le son de ta voix est énergique et puissant, mais légèrement éraillée, comme si tu étais enrouée.
Pour te détailler, je fais semblant de consulter mon portable, mais trop préoccupée par ton « trésor », tu ne fais aucun cas de moi.
Tu es plus petite que je ne le pensais ce matin, accroupie que tu étais, plus frêle aussi, presque maigrichonne. Tes longs cheveux noir ébène, vaguement attachés sur ta nuque, avec une barrette d’un autre âge, pendent proprement dans ton dos, Où laves-tu tes cheveux ?
Tu sors de ton caddie un ustensile de cuisine, on dirait un batteur électrique, ainsi qu’une lampe de chevet « vintage » que vous regardez attentivement. Satisfait, l’homme s’en saisit et s’éloigne pour ranger avec précaution les objets à l’arrière d’un camion, toi, tu t’installes à la place du passager, poses ta tête sur le dossier et fermes les yeux.
Comme tu sembles épuisée ! Mais je suis heureuse que tu vives dans un camion ! Bien sûr, c'est loin d’être un palace, mais ce petit gain de place en rapport à une voiture doit te permettre de ranger tes vêtements, ceux de ton enfant et de ton mari, tes ustensiles de cuisine et autres objets indispensables pour vivre. Ce maigre confort doit vous accorder « le luxe » d’être étendus sur un matelas et malgré le froid, le vent, la pluie, la chaleur, trouver le sommeil, exténués par vos conditions de vie pénible.
Je te regarde dormir dans cet inconfort. « J’ai mal pour toi, » alors je t’invente un autre monde, où un lit confortable pourrait accueillir ta fatigue et une baignoire pour te prélasser.
Ce rêve éveillé soulage-t-il ma mauvaise conscience, toi qui ne possèdes que ce vieux siège de camion pour te reposer ?
Mon étrangère, as-tu seulement le temps de rêver ?
La puissance et la volonté avec laquelle tu laves ton linge et traînes ton chariot me laissent penser que tous les jours, quoi qu’il advienne de ton sort, tu assures ta vie et celle de ton enfant.
D’ailleurs ce matin, ton enfant était tranquille et détendu, jouant à tes côtés, comme si, rassuré par ta présence, aucun danger ne pouvait lui arriver.
Je me rappelle que, dans ton dos, ton enfant m’a souri, avant qu’il ne se reprenne, par crainte d’être surpris dans son sourire.
Le lendemain matin, je te découvre au même endroit que la veille, tu laves la vaisselle, l’enfant n’est pas avec toi. Je me garde bien de m’approcher, mais t’observe attentivement. Comme la veille, je suis choquée par l’insolite de la situation.
Avec la paume de ta main, tu frottes énergiquement une assiette avec ton gros savon, celui de ta lessive je suppose, et la rince sans ménagement sous le geyser qui éclabousse tes vêtements. Avec la même brusquerie que la veille avec ton linge, tu la déposes sans précaution dans une bassine.
Tu ignores les passants, enfin apparemment, car tu relèves la tête, tes yeux dirigés vers moi. Un hasard peut-être ! Espérant naïvement un contact, je maintiens tes quintets dans les miens, mais tu me jettes au visage le même regard noir de la veille et retournes à ta vaisselle. Il me semble percevoir que tu accélères tes mouvements pour laver une vielle casserole et en finir. D’ailleurs, soudain, brusquement tu te relèves, tu ajustes sans élégance ta jupe, vérifie le positionnement de ta sacoche, attrape tes bassines et d’un pas alerte, presque en courant, tu te diriges vers ton camion où plusieurs personnes, assises sur des fauteuils de camping usés, boivent et mangent. C’est l’heure du petit déjeuner ! Ta démarche hâtive et les brefs coup d’œil rudes que tu jettes derrière toi, je crois deviner ta peur. Une illusion, une projection de ma part ? Je te regarde avec une profonde tristesse disparaitre dans ton camion.
La tristesse cède la place à la colère et à l’indignation de vous voir obligés de vivre ainsi, sans intimité.
Certaines personnes de mon entourage disent que c’est votre vie, itinérants de place en place, de ville en ville, Ils pensent que vous ne souhaitez pas véritablement accéder à un autre mode de vie. Je ne parviens pas y croire véritablement ! J’aimerais tant pouvoir parler de tout cela avec toi, mais tu me fuis, à tort, mais tu ne le sais pas.
Je m’éloigne de ce parking et rejoins d’un pas lourd le métro qui me conduit à mon bureau retrouver des collègues pour partager un café dans notre confortable coin cuisine, à l’abri des regards. Un instant, mon étrangère, je te transporte dans cet univers plaisant où tu serais attendue avec bienveillance.
Le soir même, alors que je pose le pied sur le bitume du parking, j’entends des hurlements. Je m’approche, je te reconnais, tu cries des mots étrangers à mon oreille, mais tes gestes qui les accompagnent ne laissent aucun doute, sur leur nature, violents, voire vulgaires. Tu te disputes avec d’autres femmes, qui ne semblent pas en reste de « mots tendres ». Je vous sens prêtes à en venir aux mains. J’ai peur pour toi, mais tu ne recules pas, au contraire tu t’approches de l’une d’entre elle, tu la fustiges de ton regard noir de furie, tu tapes du pied, tes poings sont menaçants. Clouée au sol, la gorge serrée, la respiration en apnée, terrifiée par l’effroyable lutte que vous menez toutes les deux, je ne te quitte pas des yeux. On dirait que le temps s’est arrêté, que le silence a révoqué les bruits incessants de la rue, que le ciel impitoyablement s’obscurcit, retenant encore un instant, la pluie torride qui va s’abattre sur vous. Mais soudainement, ton adversaire cède et tend vers toi ce que je crois percevoir, une liasse de billets. Sans ménagement, tu prends les coupures et te détournes d’elle. Tout en continuant de l’invectiver, d’un pas alerte, tu t’éloignes.
Bizarrement je me sens fière de toi ; fière que tu saches t’imposer pour te faire respecter. Je voudrais t’interpeller, mais comme à ton habitude, tu m’ignores, comme tu négliges d’ailleurs tous les passants qui, comme moi, ont stoppé leur déplacement. Contre ceux qui fulminent de leurs yeux, tu décoches de brefs regards mauvais.
En t’observant t’éloigner victorieuse vers ton camion, je me dis que ta vie, depuis très longtemps, t’oblige sans cesse à te protéger, voir te défendre. Je ne peux m’empêcher de nous comparer, toi qui as si peu et moi qui possède un toit, le confort, la sécurité, le bien-être. Certes, j’ai mes soucis, mes désagréments, parfois, je dois supporter des frustrations, je subis des déboires, mais rien de comparable à ce que tu dois affronter chaque jour pour exister.
J’ai eu cette chance de naitre ici ! Pas toi, quelle injustice !
La tienne de famille, je l’imagine fuyant son pays natal pour échapper à des conflits ethniques ou chassée comme un chien galeux vers un ailleurs guère plus accueillant. Nulle part dans ce monde, on aime les « Rom », On dit qu’ils font peur, on les fuit, pire on les bannit, on les proscrit, on les ostracise. Cette mise au ban, dont vous êtes victimes, vous contraignent à des conduites défensives, parfois belliqueuses envers les plus chanceux de ce monde. Vous nous effrayez certes, mais vous offre-t-on d’autres choix que de développer de tels instincts de survie ?
Combien de fois as-tu senti sur toi des regards méfiants, combien de fois as-tu entendu des remarques méprisantes, combien de fois t’a-t-on traitée de voleuse ? Toutes ces agressions d’un monde dont tu ne connais pas la culture, et qui ne connait rien de la tienne que les clichés entretenus, qui nous éloignent chaque jour un peu plus.
De ville en ville, de pays en pays, vous tentez de survivre au mieux, Certains d’entre vous parviennent à se sédentariser quelque part, mais toi mon étrangère, tu sembles ne pas avoir eu cette opportunité ou bien tu n’as pas réussi à t’intégrer. Est-il trop tard pour que tu puisses t’imaginer installée quelque part, avoir des voisins, des amis, un travail, un salaire, que sais-je encore ? Mais désires-tu cette vie ? Une vie qui ressemblerait à la mienne.
Cela fait quelques jours que je te vois te débattre avec ta vie. Je te regarde t’obstiner à exister dans un univers peu affable et aimable à ton égard, entretenant envers et contre tout, une certaine dignité de ta personne.
Hier, je t’ai vu faire patiemment la queue aux toilettes publiques. Mais une fois à l’intérieur, tu n’as pas répondu aux tambourinements sur la porte, ni aux cris qui t’invectivaient de libérer les lieux que tu occupais depuis très longtemps. J’ai supposé que tu faisais ta toilette. Découvrir que tu ne disposais que de « chiottes » pour faire ta toilette, j’ai eu honte !
Comme à ton habitude en libérant la cabine, droite et fière, prête au combat, tu rembarrais sans douceur les gens.
Chaque fois que je te croise, je t’adresse un sourire laconique, auquel tu ne réponds jamais, mais je ne désespère pas.
J’ai eu raison d’y croire, car ce matin à ma grande surprise, tu as esquissé un petit rictus. Trop chanceuse, j’ai répliqué d’un large sourire, erreur fatal ! L’ébauche sur tes lèvres s ’est transformée en un regard inquiet vérifiant qu’alentour nulle personne ne nous ait vues.
Sans attendre, nous avons chacune poursuivit notre chemin, mais il m’a semblé percevoir dans mon dos, tes regards furtifs. De peur de représailles pour toi, je n’ai pas vérifié.
Depuis cet épisode, nos sourires retenus s’accrochent un bref instant, mais toutes mes timides tentatives pour me rapprocher de toi sont un échec. Je recule, car j’entends ton corps, tes bras, tes mains disent non. Trop tôt, trop vite, trop pressée !
Ce matin, je t’ai vu te disputer avec des employés du service d’entretien de la ville qui te reprochait de laisser la « bouche d’eau du caniveau » ouverte après ton utilisation personnelle. Malgré vos langues différentes tu semblais parfaitement comprendre sa réprobation, mais tu ne l’acceptais pas. Ton visage chargé d’aigreur, tu n’obtempérais pas. Comme ils te menaçaient d’appeler la police, tu as promptement ramassé tes affaires, et réajusté tes vêtements, comme pour soutenir ta dignité. D’un pas vif et assuré tu t’es éloignée, en jurant en français, peut-être les seuls mots de cette langue que tu connaisses.
Mon étrangère, devant ces hommes, choqués par ton attitude et ton langage, j’ai reconnu ta fierté.
Illustration Lee Jeffries
Un après-midi, alors que je traverse le parking, silencieux à cette heure-là, je te vois au loin écroulé sur un vieux siège de camping. Lourdement assise, le buste courbé vers l’avant, les bras ballants le long du corps, les jambes abandonnées au sol.
C’est la première fois que tu m’apparais ainsi, sans activité à une tâche quelconque, le corps relâché. Tu es seule. Malgré ma proximité, tu ne me vois pas.
Tu regardes au loin, tes traits sont tirés, ton regard ombrageux. Tu frottes tes mains l’une contre l’autre, comme pour les chauffer et tu les appliques sans délicatesse sur tout ton visage.
Je m’approche légèrement de toi. Subitement tu relèves la tête, tes yeux, étonnés de me voir si proche de toi, me fixent intensément, mais tu ne peux gommer le désespoir qui s’y imprime.
Tu ne lâches pas mon regard ni moi le tien. Dans ce lourd silence, des larmes perlent de tes yeux et coulent lentement sur tes joues. Je n’ose pas bouger, dans mon regard toute ma sollicitude accompagne ta peine.
Le lendemain matin, à la radio, j’entends que des personnes occupant illégalement ce parking ont été évacuées par la police.
Je me précipite sur les lieux, mais seuls des éboueurs occupent la place, ramassant à la pelle objets, vêtements et autres ustensiles abandonnés sur le bitume.
Dans le caniveau, un gros savon flotte dans l’eau claire, je le reconnais, le tien.
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Cantalou
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