Symphonie Verticillée - Chapitre D
Adrien : Comment vas-tu, mon coeur ?
Ava : Bien. Merci chéri. Et toi ? En pleins préparatifs pour ton voyage à Dubai et Abou Dabi ?
Adrien : Oui. Tout est en ordre. Valise comme dossiers à emporter.
Ava : Tu m’as dit l’autre jour que je t’ai beaucoup inspiré pour l’élaboration de ton dernier pré-rapport officiel. J’aimerais savoir en quoi je t’ai inspiré. Je ne vois pas le lien avec nos retrouvailles. On a parlé que de nos vies personnelles et ça n’a rien à voir … que je sache.
Adrien (Il émet un petit rire) : A ton insu, tu m’as servi de cobaye, chérie, soit dit en passant.
Ava : Comment ça ? Comme cobaye ? J’exige de savoir …
Adrien : Tout ce que tu m’as décrit sur ton amour de la langue française est rentré là-dedans. Avec quelques variances, bien sûr, mais dans l’ensemble c’est ton itinéraire de francophone qui y est évoqué. Origines et déroulement… Et cette façon bien à toi de les relater… (Il rit toujours de ce petit rire qu’elle aime tant !). Quelle passion ! Quelle ferveur ! Mon Grand Robert aimé par-ci, mon Grand Robert adoré par-là. C’est irrésistible… (ha ! ha !)
Ava : Hum … Hum … C’est de la triche ! Je vais être ridicule mais ridicule !!! Pas possible !
Adrien : Ne crains rien, mon cœur, ton nom n’est mentionné nulle part. Celui de ton aimé Robert non plus. Mon rapport c’est du style officiel pur jus. Je tiens à conserver cette exclusivité secrète qui est la prunelle de mes yeux, il y va de mon bonheur retrouvé. Alors basta à tout intrus un peu trop curieux … qu’il soit Petit ou Grand, Robert ou pas Robert.
Ava : Tu m’as donc bien eue, affreux et fourbe espion sémantique ! Et moi qui me félicitais, sur l’oreiller en plus, de ton écoute. Je me disais Mon Dieu comme c’est merveilleux, cet air grave et concentré qu’il avait à m’écouter. Et cette émotion perceptible à mes mots quand j’avouais que l’amour que je porte à la langue française reflète ma reconnaissance à un pays qui m’a donné la liberté de respirer ! … Et mon amour-propre se gavait de ton intérêt … et pendant ce temps, Monsieur enregistrait tout en mémoire pour son prochain rapport ! C’est vraiment de la triche ! Si c’est comme ça, alors je demande les droits d’auteur de … cobaye.
Adrien : Aucun problème. Petit crapaud ou cochon d’Inde, c’est aussi mignon l’un que l’autre. Je suis prêt à te dédommager. A n’importe quel prix. Tu les veux en quoi ?
Ava : Surtout pas tes cryptomonnaies de malheur … même si leur voracité perturbe les banques centrales. N’as-tu pas quelque chose de plus consistant ?
Adrien : J’ai une proposition… Et si pour me faire pardonner, les dommages et intérêts se faisaient en baisers …
Ava : En quoi ? Tu …
Adrien : … De vrais baisers, pas les bisous sur la joue. Des baisers sûrs et purs. Certifiés bio, sans OGM et sans gluten. Aucune empreinte chimique. Garantis cent pour cent sincères et honnêtes. Jamais de regard oblique vers d’autres horizons comme dans les films à l’eau de rose où A embrasse B en fantasmant sur C. Non. Des baisers authentiques exécutés avec art et uniquement pour toi. Qu’en dis-tu ?
Ava : Hum … hum… Monsieur est bien rompu à l’art de la négociation !… Hum … Astucieux comme deal. S’il n’y a pas d’autre alternative valable … Néanmoins, je dois réfléchir avant de donner mon accord … Voyons voir … Voici ma condition
de négociation…
Adrien : Laquelle, mon coeur ?
Ava : Etant victime, en compensation j’applique le taux usurier, soit 10% par jour d’absence. Le manque se mesure en taux exponentiel en cas de récidive.
Adrien : Ce sera le meilleur surendettement de toute ma vie !
D’une voix neutre, presque blanche, Ava s’empresse de lui souhaiter un bon voyage pour le lendemain à l’aube. Elle sent déjà grandir en elle la tristesse à l’idée que pendant un certain temps, ils vont être privés (surtout elle) de ces joutes singulières déclenchées à partir de rien, surtout à partir de n’importe quoi. Ourdies de troublante hardiesse, ces joutes là finissent toujours par moduler les ondes fragiles de son électrocardiogramme. Elle les savoure comme on savoure un danger écarté…
Puis « ressaisie à froid » comme elle se corrige elle-même en pareilles circonstances, elle ouvre son ordinateur vétuste dont la fonction principale est de lui faire s’arracher les cheveux quand il persiste à lui bloquer l’accès aux mystères de l’internet. Son libraire lui envoie des informations sur les nouveautés ou sur le rappel de livres ayant connu un succès d’estime. Entre autres annonces, ces lignes de présentation sur le livre L’Eternel Retour de Michel Surya, écrivain-philosophe, fondateur de la revue Lignes et spécialiste bien connu de Georges Bataille : « Un roman de pensée tient un évènement de pensée pour égal à un égal d’action et est
tout autant que lui susceptible d’engager la totalité de l’existence ».
Mais c’est ça, exactement ce que, moi, je sens, conçois et fais … constate Ava avec émotion et plaisir. Certes de manière beaucoup plus modeste puisqu’en fait elle n’a pas lu le livre en question et comme l’auteur est connu pour sa pensée complexe, voire quelque peu hermétique pour des profanes comme elle, Ava se garde bien, prudence oblige, d’émettre le moindre commentaire. Elle n’en sera pas capable par ailleurs.
Ce sont davantage les mots de « roman de pensée » qui l’interpellent. Oh, non. Elle n’a nulle intention d’écrire un roman. Ça non. C’est trop pour elle qui ne vise qu’à s’amuser avec ses mots. Notamment ceux de cette langue française qu’elle aime plus que tout, se l’étant déjà appropriée avec sa sensibilité à fleur de peau à laquelle une sensualité innommable vient quelques fois se greffer timidement. Elle érige ses mots dans un mille feuilles salé-sucré dont la superposition des couches variables et variées comble en secret les papilles gourmandes de sa dégustation lexicale. Des mots irrémédiablement biscornus car colorés selon son humeur du moment. Des mots incongrus et souvent hors contexte. Mais aussi des mots tendrement disséqués comme si les lettres qui les composent ne cessaient de lui lancer ce défi : « Si tu nous aimes, alors viens nous trouver dans ce labyrinthe ! ».
L’écoutant parler de cet engouement irrépressible, Adrien lui a fait cette remarque :
- Tu caresses les pages de ton Grand Robert comme l’amoureuse qui caresse la peau de son bien-aimé.
- Mais oui, mon cher Watson, c’est comme cela que j’aime les mots. Et pas autrement ! Des grappes de mots contre la grippe de mes maux ! C’est là que je berce mon ivresse !
Ava sourit à l’évocation de cette conversation sur l’oreiller. Elle lui a dit combien elle adorait manier, voire mater quelquefois, ces mots sortis de sa respiration et qu’à l’opposé des « pervers narcissiques » qui ferment à double tour leurs proies dans une prison mentale, elle cherchait à les libérer comme en Asie on lâche, les jours de miséricorde, les oiseaux achetés au marché. Elle imagine ces mots-là, ces mots à elle, prendre leur envol vers d’autres cieux, vers d’autres destinataires, proches et lointains, connus ou non … Son bonheur est alors total.
Ce luxe-là, elle peut se l’offrir sans modération. Un luxe gratuit car débarrassé de toute ambition. Juste peut-être quelques mots d’un texte à conserver et à laisser à ses descendants, notamment ceux d’entre eux qui s’affirment avides de connaître l’histoire familiale. C’est déjà largement suffisant pour remplir le confort silencieux de ses heures vouées à la nostalgie.
Depuis des lustres, sa tête possède deux boutons. Le droit pour Réel et le gauche pour Rêve. Selon l’instant vécu, il lui suffit d’actionner soit l’un soit l’autre. Elle se plaît aussi de passer sans entrave de l’un à l’autre. La vitesse de ces allers-retours a été telle que la confusion s’installe d’aise et là elle avoue elle-même ne plus savoir sur quelle avaplanète elle se trouve : la réelle ou la rêveuse ? Qu’importe au fond puisque ces passerelles l’ont aidée à survivre dans des moments fatidiques puis à tout prendre avec hauteur et légèreté lors des choix cruciaux qu’imposaient les contingences de la vie réelle,.
A l’heure des manifestations pour la démocratie des habitants de Hong Kong et de la très probable instauration de la peur comme vecteur de vie politique face à cette volonté populaire de revendiquer un état de droit, Ava pense intensément à feu son grand ami Leonid Pliouchtch. Il lui avait expliqué un jour, il y a plus de quarante ans, l’art de dépasser le réel par le rêve. Un art ô combien essentiel pour maîtriser un réel insupportable au-delà de l’indicible des horreurs subies...
Photo de famille de Tatiana et Leonid Pliouchtch avec leurs enfants
Quel couple extraordinaire que celui formé par Tatiana et Leonid Pliouchtch
en ces temps obscurs où régnait le totalitarisme soviético-ukrainien ! Elle pense souvent avec émotion à la force de cet amour qui les liait. De ce qu’elle avait entendu, vu, partagé et auquel elle avait assisté… elle s’était promise de leur rendre hommage un jour. Un hommage à la mesure de son admiration pour leurs deux vécus.
Sa mémoire des événements ayant fait défaut, Ava a besoin à présent de se référer à d’autres supports écrits pour éviter l’écorchure chronologique des dates car, entre-temps le rouleau compresseur de la Grande Histoire avec ses exigences de vérité et de clarté, est déjà passé par là …
Elfina
Ermitage-sur-Lez
26/09/2019
A découvrir aussi
- Que pensez-vous de ce texte fourni par Elfina
- Boat people - Que peuvent mes mots ?
- Reviviscence en fraude / Postface
Inscrivez-vous au site
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 487 autres membres