L'amour aux papillons bleu et noir - newsletter du 14/07/14
Lui ? Il n’a vu qu’elle. Et pourtant, elle se cache. Depuis l’enfance, elle se dissimule derrière des masques qu’elle adapte aux situations. Jamais, elle n’offre à ses interlocuteurs le même visage. Avec les notables, elle joue la fille blasée, revenue de tout, que rien ne peut surprendre. Elle les fascine par son intellect, par les questions qu’elle leur pose et qui prouvent qu’elle sait de quoi il est question. Son métier de directrice commerciale la fait côtoyer de nombreux chefs d’entreprises.
Ce qu’ils ignorent, ce sont les nombreuses heures, passées à se cultiver afin d’avoir réponse à tout. Parce qu’elle n’a qu’une seule crainte, se retrouver face à un sujet dont elle ne saurait rien. Rien ne l’effraie autant que de se retrouver face à une situation qu’elle ne peut maîtriser. Toute sa vie est régie de telle sorte qu’elle ne soit jamais prise au dépourvu. C’est grâce à cela qu’elle fascine les puissants.
Face aux gens ordinaires, elle se fait humble, mais ne dévoile rien pour autant. Elle saura être généreuse, disponible et jouera même parfois l'étonnée face à des sujets qu’en réalité, elle maîtrise parfaitement. Tout simplement parce que face à eux, elle se sent à sa juste place. Elle ne cherche pas à les écraser de sa superbe, de sa magnifique intelligence. Eux, ils ne l’ont jamais blessée. Jamais, ils ne lui ont menti.
Mais celui-là, la première fois qu’elle l’avait vu, elle l’avait pris pour l’un de ceux avec qui, il n’est pas utile de jouer à plus forte qu’eux. Elle l’avait rencontré dans le foyer de sans domicile fixe dans lequel, elle venait, tous les mercredis, distribuer le minimum vital pour manger toute une semaine.
Cette activité lui apportait son quota de relations sociales pour la semaine. Les gens qui venaient là étaient pour la plupart des hommes et des femmes sortis du circuit, de la société consumériste, qui les avait dévorés avant de les jeter à la poubelle. Avec eux, elle se sentait utile. Les menus gestes, les grands sourires qu’elle offrait si généreusement avaient du sens pour elle et pour eux. Et ce qu’ils lui donnaient en retour n’avait pas de prix pour elle. Lorsqu’elle voyait dans leurs yeux cet éclat qui accompagnait leurs remerciements, elle pensait : « enfin, je ne suis plus inutile. »
Lui, trente ans, brun avec des yeux d’un bleu lumineux. Il était arrivé un beau matin et en à peine un mois, il avait séduit toutes les bénévoles de l’association. Elles en avaient plein la bouche du beau Simon. Simon par ci, Simon par là. Rien ne se faisait plus ici, sans qu’on ne le consulte. Mais pas elle ! Il était venu la voir et gentiment, il lui avait demandé pourquoi, elle se braquait dès qu’il approchait.
Elle n’avait su que répondre. Petit à petit, mercredi après mercredi, il avait su à force de sourires et de discrétion abattre ses premières barrières. Puis au bout de six mois, une porte s’était entrouverte et elle l’avait laissé pénétrer son cercle vital. Depuis deux semaines, ils se retrouvaient, pour déjeuner ensemble, le midi avant de reprendre les distributions à 14h.
Et voilà que ce midi, il lui avait demandé si elle était d’accord pour qu’il l’amène faire un tour à la plage en fin de journée. Elle avait été surprise et avait répondu qu’elle ne sortait jamais le soir. Sa voix avait été si sèche qu’il n’avait pas insisté. Il avait juste ajouté avec un sourire :
- Une autre fois peut-être ? Elle avait répondu : « oui » timidement.
Cela s’était produit deux semaines plus tard. Pendant les deux semaines qui avaient suivi son refus, elle n’avait cessé de se morigéner. Se disant qu’elle était sotte, que c’était un garçon poli et raisonnable. Qu’elle accepterait la prochaine fois. Oui, mais voilà, il ne le lui avait pas redemandé. Un peu déçue, elle s’était assombrie. C’est pourquoi, ce mercredi-là quand il lui posa à nouveau la question, elle accepta sans réfléchir. Il lui offrit en remerciement un baiser léger sur la joue. Elle sentit le rouge envahir son visage, et partit précipitamment rejoindre les toilettes où elle se calma avant de retourner à table.
L’après-midi lui parut interminable. Enfin, lorsque le dernier bénéficiaire fut parti et que les tables furent rangées, la salle nettoyée, les bénévoles partirent chacun leur tour. Ils restèrent seuls. Elle ferma la porte sur eux et attendit sagement qu’il lui remette un casque.
- Tenez-vous à moi. Ou si vous préférez, il y a une sangle sur la selle entre nous. »
Elle préféra le tenir par la taille, la sangle étant trop proche de ses fesses. Sentir son ventre musclé sous ses mains mit le feu à son ventre. Elle aima le vent sur son visage découvert, ses longs cheveux noirs, attachés en queue de cheval, balayaient ses épaules. Le parfum citronné de Simon l’entourait délicieusement. Il faisait doux en ce soir de juillet. La mer était agitée mais la température clémente. Ils marchèrent un long moment en silence et elle appréciât cette qualité si rare chez les hommes. En général, ils cherchaient toujours à l’épater en se vantant de leurs exploits. Mais pas lui.
Il lui demanda soudain si elle avait faim, elle lui répondit d’un oui timide, alors, sans un mot, il s’empara de sa main et la conduisit dans un petit restaurant caché dans l’une des petites rues de Palavas les Flots. Le responsable semblait bien le connaître. Ils échangèrent quelques mots et le patron s’éloigna après l’avoir saluée.
- Vous allez vous régaler, c’est un merveilleux cuisinier. Je vous ai commandé un loup grillé. Vous aimez ?
- J’adore le poisson, merci.
Le silence reprit sa place et ils accueillirent avec plaisir l’apéritif offert par la maison. Il lui demanda soudain l’autorisation de la tutoyer, en la mettant à l’aise. Si elle ne voulait pas, ce n’était pas grave. Amusée, elle accepta et à partir de ce moment, la conversation s’installa, légère et riche d’enseignements sur l’un et l’autre.
Il lui raconta son enfance Corse à Piana, la jolie crique de Ficajola, les calanques. Les étés débordants de touristes venus du monde entier. Les chants Corse qui vous prennent aux tripes. Les amis sur qui on peut compter. La défense de leur précieuse île.
Elle lui conta son enfance à Palavas, le petit village de pêcheur, les matins à ramasser les couteaux et les étrilles pour la rouille maternelle. Les courses sur la plage, autrefois si large on l’on croisait Manitas de Platas qui venait vous jouer quelques accords de guitare contre un partage de votre pique-nique.
Puis, petit à petit, le village autrefois si préservé avait grandi jusqu’à devenir une petite ville où se retrouvaient des milliers de touristes l’été et tous les habitants de la région le week-end. Les gosses du village avaient dû partir vivre ailleurs. Car l’immobilier s’était envolé sous l’afflux massif des Parisiens et des retraités venus chercher le soleil.
Quand ils eurent fini de parler de leurs enfances respectives, le repas était terminé. Ils n’avaient pas vu passer le temps. Sans rien exiger d’autre, il la raccompagna chez elle. Ils se promirent de faire une nouvelle sortie le mercredi suivant et échangèrent leurs numéros de téléphone. Il lui offrit un vrai baiser et parti très vite, sans lui laisser le temps de réagir.
Elle rentra chez elle, la tête dans les nuages. Ses dernières barrières étaient tombées. Le lendemain, il l’appela et ils parlèrent plus d’une heure. Cette fois, c’est elle qui lui promit son premier baiser au téléphone, ce qui le fit rire aux éclats.
- J’en aurai donc deux la prochaine fois que nous nous verrons. Car le virtuel ne vaut pas la réalité. Ils se téléphonèrent ainsi chaque soir jusqu'au mercredi suivant.
Le mercredi suivant, il avança vers elle et la serra dans ses bras, elle lui tendit ses lèvres et ils échangèrent enfin le premier baiser dont elle rêvait. Les premiers arrivés applaudirent son exploit. Elle rentra en rougissant dans la salle de l’association. Ses amis amusés la félicitèrent. La journée lui sembla interminable. Enfin, le soir arriva. A nouveau, ils prirent la route de la plage. A nouveau ils dinèrent et tout fut parfait. C’est ensemble qu’ils montèrent chez elle. Ce fut la nuit la plus belle et la plus tendre de toute sa vie. Il ne rentra chez lui que le matin après un dernier baiser très tendre et après lui avoir offert une jolie chaîne en or blanc avec un cercle pailleté de diamants.
- Je t’appelle ce soir, nous devons parler sérieusement. C’est sur ces mots qu’ils se séparèrent.
Elle caresse son collier, déjà trois jours, et toujours pas de nouvelles. Elle a appelé un nombre incalculable de fois et rien. Il ne la rappelle pas. Elle ne comprend plus rien. Tout était si parfait. Le mercredi arrive. Elle se rend à l’association comme d’habitude. Ils sont tous là, le visage fermé. Certains pleurent. Elle est tellement triste qu’elle ne le voit même pas. Son amie Sarah s’approche lentement d’elle.
- Je suis si triste pour toi ma chérie, vous formiez un si beau couple.
- Il n’est pas venu aujourd’hui ?
- Mon Dieu ! Nadine, tu ne sais donc pas ?
- Savoir quoi ?
- Simon ! Il a eu un accident de moto, jeudi matin. Un poids lourd qui a grillé le feu rouge.
Elle n’entend plus rien. Elle a fini par s’évanouir. Elle s’éveille dans une chambre d’hôpital. Sarah est près d’elle.
- Tu m’as fait peur !
- Où est-il ?
- Il est mort ma chérie, il a tenu le coup deux jours et son cœur a lâché. Je suis désolée.
Le froid l’a envahi. Elle a le sentiment que cette fois, elle n’y arrivera pas. Son cœur va s’arrêter de battre. La douleur la tétanise. Elle veut se lever, mais Sarah la retient.
- Reste là ! Je vais appeler quelqu’un ne bouge pas, je reviens.
Sarah s’éloigne. Et elle, à nouveau, elle sombre dans un gouffre sans fond. Elle n’a plus qu’une envie, se laisser aller. Partir, le rejoindre, où qu’il soit. Sa prostration va durer trois mois. Trois mois sans voir le jour. Elle ne sort plus de chez elle. Mange à peine ce que Sarah lui prépare jour après jour. Elle ne se rend plus à l’association des restos du cœur.
Mais ce matin, un joli papillon noir et bleu s’est posé sur le rebord de sa fenêtre. Puis un autre l’a rejoint et encore un autre. Puis, le téléphone a sonné.
- Bonjour Nadine ! C’est le docteur Ménard. Pouvez-vous passer au cabinet ce matin ? Pourquoi ? Mes analyses sont mauvaises ?
- Cela va dépendre de vous !
- Comment cela ?
- Vous êtes enceinte ! Comment, mais c’est impossible !
- Peut-être bien, mais vous êtes enceinte de trois mois et demi à peu près, j’aimerais faire d’autres tests.
Elle a reposé le combiné du téléphone et s’approche lentement de la fenêtre qu’elle ouvre. Le vent balaie son visage inondé. Sur le bord de la fenêtre il y a à présent une nuée de jolis papillons bleu et noir et d’autres qui les rejoignent. Ils sont roses ceux-là. Elle comprend alors que c’est Simon qui lui fait signe. Ses larmes coulent, mais ce sont des larmes de joie. Une seule et unique nuit et le miracle est là. Il est parti en lui laissant le goût de vivre et de se bâtir un avenir. Les papillons roses, elle y voit une petite fille.
Le soir quand son amie Sarah vient lui rendre visite, comme tous les soirs depuis le drame, elle trouve une Nadine radieuse. Elle lui a préparé un délicieux dîner, a acheté des fleurs. Elle porte une jolie robe et elle s’est coiffée. Surprise Sarah lui sourit.
- Je suis heureuse de te voir reprendre goût à la vie.
- Que dirais-tu d’être marraine ?
- Marraine ? Qu'est-ce que tu racontes ? Tu es enceinte ?
- Oui, c’est un miracle ! Il n'y a eu qu'une nuit, tu imagines ?
- Oh ma puce, je suis heureuse pour toi, oui j’accepte avec plaisir. Viens, nous allons faire les boutiques.
- Allons, pas de panique, il nous reste quatre mois et demi pour faire les achats, et mon dîner est chaud, alors mangeons.
Sarah est enfin rassurée, son amie a repris des couleurs et ce repas c’est le premier qu’elle prépare depuis des mois.
Nadine ignore encore ce qui l’attend, mais tous les soirs depuis la merveilleuse annonce un joli papillon bleu et noir vient lui rendre visite. Et pour elle, c’est Simon qui lui fait signe du ciel. Alors, elle caresse son ventre et lui raconte comment son papa est entré à pas de loup dans sa vie pour y répandre un grand bonheur.
Maridan Gyres 19/07/2014
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