Maridan-Gyres

Maridan-Gyres

Atelier du 19/02/2014

A/

Ce matin-là, Cunégonde s’était levée fatiguée. Pas envie de voir qui que ce soit ce matin ! Le bon gros Rodolf était couché sur son lit et ses ronflements sonores l’avaient tiré de l’affreux cauchemar où elle se débattait contre l’horrible voisin du château d’en face. Hier, son père lui avait dit que dans quelques années, il comptait la marier à ce gros fat afin d’agrandir son domaine. Il faut dire que le vilain avait promis en dot, la moitié de ses fermages qui jouxtaient la propriété paternelle. Le domaine ainsi unifié deviendrait l’un des plus puissants du royaume de France.

 

Mais elle, à sept ans, elle avait d’autres rêves que le mariage avec l’horrible bonhomme. Et notamment, son petit camarade de jeu, le gentil Louis, fils de la cuisinière du château. Celui-là avait dix ans et il la faisait autrement rêver ! Demain, ils partaient tous pour Paris, où son père devait être anobli par le roi. Il avait décidé de donner à son père la baronnie du lac d’Enghien. Il faut dire que pour cela, son père avait fait couler des flots de ducats d’or dans les poches royales.

 

Son père était un puissant alchimiste, et tous à la cour rêvaient de lui voler ses secrets. Mais grâce à Louis, Cunégonde savait à présent, d’où venaient ces incroyables richesses. Le petit Louis, qui s’était un soir endormi dans la charrette de foin, s’était réveillé au milieu d’une salle obscure où brûlait un grand feu. Il n’avait pas reconnu l’endroit. Soudain, il avait vu le père de Cunégonde monter dans une drôle de machine. Cette machine soufflait des flammes comme la gueule d’un dragon, lui avait dit Louis. C’est pourquoi le père avait besoin de beaucoup de bois et de foin afin d’alimenter le feu.

 

Louis s’était caché au fond de la charrette et Dieu merci, il n’avait pas été découvert. Quand les deux gardes étaient sortis, il s’était avancé vers la machine. Elle était assez simple d'utilisation. Il y avait là un gros bouton avec des chiffres autour. Grâce à Cunégonde, Louis avait appris à lire et à écrire. Il n’eut aucun mal à déchiffrer ces chiffres. C’était des dates. Puis, il trouva sur le bureau un grand cahier, plein de dessins et de pages noircies par l’écriture du maître. Ce qu’il lut le laissa pantois !

 

Monsieur le conte voyageait dans le temps. Il n’était pas alchimiste, il ramenait de l’or du futur, ou du passé ! Le but de ces incessants voyages était de trouver la pierre philosophale, celle qui lui permettrait de faire de l’or sans ne plus avoir à se déplacer.

 

Petit Louis pensait que s’il arrivait à prendre la pierre avant le père de Cunégonde, il n’y aurait plus de mariage possible, puisque c’est lui qui serait riche. Alors, il lut tout ce qu’il put et ressortit à l’air libre. Il espérait empêcher le départ de Cunégonde pour Paris où elle devait devenir l’une des favorites de la reine, avant son mariage. Il courut trouver Cunégonde, lui raconta tout, et lui fit la promesse d’empêcher cet horrible mariage. En attendant, elle devrait obéir à son père. De retour, dans la pièce obscure, il s’empara du cahier, et monta dans la machine, il repéra la date inscrite sur le tableau de bord : 2014. Il actionna le levier, et soudain, il se sentit aspiré dans un tourbillon infernal.

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Cunégonde vient de fêter ses dix-huit ans. Son mariage est prévu pour la semaine prochaine. Elle ne cesse de pleurer. Elle a supplié la reine, puis sa mère, son père et même le roi, mais rien n’y a fait. Le Duc de Valendière est bien trop riche pour que le roi se le mette à dos. Les noces auront bien lieu. Rodolf, son vieil ami, qui depuis quelque temps a du mal à se traîner vient vers elle en remuant la queue. Elle sent qu’il veut qu’elle le suive. Obéissant à son vieil ami, elle va lentement derrière lui, les yeux inondés de larmes. Rodolf se met à aboyer joyeusement, il saute sur un jeune noble à la belle allure. Comme si toute sa vitalité disparue lui était enfin rendue.

 

-          Bonjour demoiselle Cunégonde, je souhaite voir le roi. Pouvez-vous m’introduire auprès de lui ?

-          Avec plaisir ! Qui dois-je annoncer ?

-          Louis de Melfeuille.

-          Louis ! Ses yeux se noient à nouveau. Vous portez le prénom d’un ami très cher, trop tôt disparu.

-          Ah oui ! Qu’est-il arrivé à votre ami ?

-          Il était parti chercher mon salut, mais il s’est perdu en route.

-          J’en suis navré. Pouvez-vous me conduire au monarque ?

-          Bien sûr ! Pardonnez-moi !

-          Vous êtes tout excusée, Mademoiselle.

 

Cunégonde passe devant le jeune noble et le conduit vers les appartements royaux.

 

-          Patientez ici ! Je reviens.

 

Quelques minutes plus tard, le roi et la reine apparaissent.

 

-          Mon cher Louis, vous voici de retour. Alors quelles nouvelles ?

-          Majesté, je vous apporte des coffres remplis d’or et de joyaux de toutes sortes, mais bien plus encore, pour l’avenir.

-          Comment vous remercier, cher enfant ?

-          En m’offrant la main de la charmante jeune fille qui vient de me conduire jusqu’à vous.

-          Hélas ! Jeune ami, c’est impossible ! Elle est promise à un des notables de cette ville.

-          Certes ! Mais est-il plus riche que moi ? A-t-il fait plus, pour votre couronne, que moi ? Est-il aussi bien assorti à cette jeune demoiselle que moi ?

-          À toutes ces questions, mon jeune ami, je vous répondrai non, lui dit le roi. Mais que faire quand ma parole est engagée ?

-          Demandez-lui s’il renoncerait à ces noces contre quelques richesses de ma part et dites-lui bien que son prix sera le mien. Je connais peu d’hommes capables de résister à un tel marché. Le roi sourit à ses mots.

-          Nous allons nous renseigner. Restez avec notre douce Cunégonde jusque-là, mais vous comprendrez qu’un chaperon soit nécessaire !

-          Bien sûr, merci vos Majestés ! Le roi et la reine s’éloignent.

-          Comment vous remercier Monsieur ?

-          Voyons ma douce Cunégonde, tu m’as donc si vite oublié !

-          Louis ! C’est bien toi !

-          Oui, ma douce ! Il m’a fallu de longues années pour découvrir d’où ton père tirait ses richesses et puis il m’a fallu apprendre à utiliser la pierre philosophale que j'ai enfin découverte. Et quand ma richesse a été faite, j'ai dû séduire nos monarques, les appâter avec leur goût immodéré pour l’or. Quand, je les ai enfin sentis mûrs pour m’accorder tout ce que je désirais, je suis revenu. Nous allons-y arriver, crois-moi!

-          Oh, mon cher Louis, que d’années sombres j’ai traversées ! Seul mon tendre Rodolf me comprenait. J’aurais dû comprendre lorsque je l’ai retrouvé si joyeux ce matin que ce ne pouvait être que toi qui était à l’origine du retour de cette flamme dans ses yeux.

-          Allez ma douce ! Croisons les doigts ! Notre bon roi ne devrait pas tarder, ton voisin est dans les murs du château, je l’ai croisé en arrivant.

 

Les deux jeunes gens partent marcher dans le parc, où peu de temps après la reine les rejoint.

 

-          Allez jeunes amis ! L’affaire est faite. Le Duc accepte de renoncer au mariage contre la restitution de ses terres et l’achat d’un château aussi beau que celui de votre père dame Cunégonde.

-          Mon dieu, mais il est fou !

-          Laisse ma douce, ce n’est pas un problème. Je demanderai à mon fidèle Samuel de lui porter l’or nécessaire. Venez Majesté, il nous faut organiser à présent un beau mariage.

 

Dans tout le royaume, on fit la fête pendant trois jours et trois nuits. Le père comprit en voyant le bonheur de sa fille, que la perte de ses terres n’était pas un grand sacrifice ! Il adora les nombreuses dépendances que son gendre lui apporta. Et plus encore un certain secret, dont je ne vous parlerai pas.

 

 

B/

 

Je me suis enfui de la cité universelle. Je ne supportais plus cette vie sous microclimat. Plus de saisons, plus de nature dans ces cités aseptisées. J’ai tant et tant ramé pour essayer de faire partager mes idées, que j’ai fini par être mis au banc de la société des hommes. Mais ces gens qui vivent ainsi dans ce monde sans couleur, où seuls subsistent le noir, le blanc, et le gris, où l’argent est le maître de tout, est-ce encore un monde pour l’homme ? J’ai l’impression oppressante que nous sommes devenus des robots sans âme ni conscience.

 

Quand avons-nous été entraînés dans cette non-vie ? D’après mon cher grand-père paternel, c’était au début des années 2014. Tout avait commencé de façon souterraine. Pour limiter les échanges entre les êtres humains, certaines grandes sociétés avaient développé des machines qui permettaient de se contacter par écrans interposés. Ce qui au début des années 2000 passait pour une invention formidable était vite devenu l’outil d’éloignement des familles. Soudain partout dans le monde les familles avaient éclaté. Les enfants partaient de plus en plus loin. Ils n’avaient plus peur de laisser leurs parents seuls. Ils leur envoyaient des emails, dialoguaient avec eux par MSN, par Google, ou Facebook interposés.

 

Son grand-père avait vu venir le moment où les vieux finiraient tous dans des maisons de retraite. Et le problème c’est que cela ne choquait plus personne. Les gens se débarrassaient de leurs enfants, de leurs vieux, et l’égocentrisme était devenu une religion.

 

Vers 2015, il avait senti un besoin viscéral de s’éloigner de cet univers clos sans rapport humain, sans aucune convivialité. Les amis vous faisaient partager leur vie à travers des écrans d’ordinateur. Au restaurant, ils dialoguaient avec les absents. Autour d’une table, personne ne s’écoutait, tous parlaient en même temps, créant un brouhaha insupportable.

 

Bref, il avait pris sa décision lorsque son grand-père malade avait été mis dans un hospice. Il ne finirait pas ainsi. Il avait dit à ses parents qu’il souhaitait prendre le grand-père chez lui. Mais eux avaient pensé qu’il voulait capter l’héritage. Alors ils avaient mis le pépé sous curatelle. Et l’avait placé contre son avis à lui, à l’hospice. Il avait vu cet homme qu’il aimait tant, se laisser mourir de chagrin. C’est lui qui lui avait offert des funérailles dignes de ce nom. Il avait fait mettre son corps avec celui de sa femme dans le caveau de famille. Au grand dam de ses parents qui auraient préféré le faire incinérer pour garder les trois places libres pour eux.

 

Furieux, sa face sombre, son autre moi, celui qui se posait tant de questions, leur avait dit qu’à l’heure du jugement dernier, il se rappellerait comment ils avaient été avec leurs pères. Depuis ce moment, son père et sa mère l’appelaient Mister Vilain. Il s’en moquait. Il aimait son côté Mister Vilain, c’est celui qui comprenait tout. Il avait lutté seul, pendant des mois, presque dix ans à présent. Il avait mis suffisamment d’argent de côté pour mener à bien son projet.

 

Le mois dernier, il avait enfin changé de vie. À la faveur d’un reportage sur les papillons de l’équateur, il avait demandé un congé pour explorer les nouvelles espèces qui avaient muté après le nuage toxique de Fukushima dans les années 2013 et celui de la centrale de Feysin dans les années 2025. Il avait prétexté une exploration scientifique et grâce à cela, il avait obtenu les accords de sortie de la bulle. Ce matin, il avait quitté la cité bulle avec un camion chargé, soi-disant, de matériel d’exploration.

 

En réalité, le camion était plein de choses nécessaires à la survie. Grâce à Google, il avait bien observé l’endroit où il voulait se rendre. Ces recherches, il les avait menés d’autres ordinateurs que le sien. Il allait dans les cyber-cafés, chez les amis, dans les bars, les restaurants avec Wifi. En passant la bulle, il arrêta son portable. À présent, grâce aux portables, la sécurité savait toujours où vous trouver. Il avait donc pris un chien avec lui. Il stoppa à 100 km de la vile et lâcha le chien sur le site qu’il était censé explorer à savoir l’ancien Lyon et ses forêts toxiques. Il attacha son portable sur le harnais dont il avait équipé le chien. Il savait que lorsqu’au bout de deux jours son employeur n’aurait aucune nouvelle de lui, des patrouilles partiraient à sa recherche.

 

Son camion n’avait plus de pisteur, il avait veillé à ôter tous les traceurs qui aujourd’hui équipaient tous les véhicules ; téléphones, ordinateurs, etc. Là où il allait, il n’en aurait pas besoin, et ces salauds ne le retrouveraient pas. Il avait un jour de route à travers les départementales, qui n’était plus empruntée depuis les années 2020. La route n’était pas facile, mais comme il n’y avait que lui ça roulait bien. Enfin vers 18 h il arriva dans la forêt de Brocéliande. Il se réjouissait de ne pas naître aujourd’hui. Les gosses étaient équipés de puce à la naissance, ainsi toute leur vie, ils ne pourraient pas échapper au contrôle de l’état. Il l’avait vu venir celle-là, mais personne ne l’avait pris au sérieux. Lui n’aurait pas de gosse robotisé. Et s’il en avait, il serait libre dans ce monde qui ne l’était plus.

 

Suite aux nombreux raz-de-marée des années 2015, les Bretons avaient quitté à regret leurs rivages chéris. La forêt de Brocéliande, si on en croyait les rumeurs, ne recelait plus que les irréductibles Bretons qui n’avaient pas voulu se rendre dans les cités de verre où l’air n’avait plus d’odeur. Difficile de vivre en vase clos quand on a grandi au bord de la mer.

 

Il poussa son camion jusqu’à l’endroit le plus touffu qu’il puisse trouver. Puis il monta son campement. Cela lui prit du temps. Quand il était fatigué, il se couchait à l’arrière de son camion. Enfin, au bout de trois jours, il avait réussi à se construire une cabane solide. Il partit explorer cette nature redevenue sauvage. Ce qui lui avait tout de suite plu c’était les odeurs. D’abord, l’odeur des feuilles en décomposition. Puis les couleurs, ces verts et ses bruns. Ils étaient en automne. Au hasard de ses pérégrinations, il trouva des champignons. Plus de 20 ans qu’il n’en avait pas mangés. Grâce à son grand-père, il les connaissait par cœur. À l’époque, on en trouvait encore. C’est les premiers qu’il voyait depuis plus de quinze ans. En se penchant pour les ramasser, il découvrit deux choses étranges et incongrues à cet endroit. D’abord une clef, mais aussi un agenda.

 

La clef était magnifique, comme celle de la maison de la plage de son papé quand il était enfant. C’était avant, qu’elle ne soit rasée par les bulldozers des salauds de la ville qui voulait une cité bulle pour les riches, juste au bord de la mer, et de préférence là où son grand-père avait bâti son paradis à lui. Des images lui revinrent, avec force, en mémoire. Des images que les médecins à la solde de l’état avaient essayaient d’effacer de leurs mémoires trop tendres. Son côté Mister Vilain se réjouissait de ces retrouvailles sentimentales. Les larmes qu’ils retenaient depuis si longtemps s’échappèrent tandis que ses doigts caressaient tendrement la jolie clef argentée. Symbole d’un bonheur disparu. L’autre objet : le carnet, il attendrait d’être de retour à la cabane. D’avoir cuisiné ses champignons. Pour l’ouvrir.

 

Ce repas fut un enchantement. Monsieur Gentil refit surface. Ici, il n’avait plus à se cacher à jouer un rôle. Pour la première fois depuis la mort du papé, il pouvait être lui. Tout simplement. Il fit griller les marrons qu’il avait ramassés et après ce festin de roi, il ouvrit le petit agenda noir. Voici ce qu’il, lu :

 

« Premier jour de ma nouvelle vie…….. Ainsi donc, il n’était pas le premier.



27/02/2014
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