Atelier du 13 février 2013
Chemin des mots : énergie, partir, écoute, plaisir, fleur, beauté, rester, flot, apocalypse.
Le radeau avait été difficile à faire. Et long. Il y avait mis toute son énergie. Une énergie décuplée. Comme jamais dans sa vie. Et ce, parce que de sa vie, de LA VIE, il ne restait plus beaucoup.
Depuis que le sorcier du village avait annoncé la fin du monde, Dongki était devenu un autre homme. En fait, il était devenu lui-même. Ses sens s'étaient aiguisés. Il sentait le parfum des fleurs dans son cœur. Quand il respirait, l'air allait jusque dans son bas ventre et formait là une sorte de doux tourbillon. Le plaisir de faire l'amour à Sunhwa le faisait vibrer jusqu'au bout des doigts et des ongles.
Avant, il avait été tout le temps à l'écoute des autres. Les choses qu'il lui aurait plu faire, il les avait toujours remises à plus tard. De l'autre côté de l'île il y avait un pic. La roche nue, presque lisse n'accueillait pas une graine. Les villageois n'y allaient pas. Qu'y auraient-ils cherché sinon se casser bras et jambes à l'escalader ? « Je voudrais monter là-haut un jour », se disait Dongki. « Cet automne peut-être, après la grande pêche. » Mais après la grande pêche il fallait saler et fumer le poisson. L'hiver approchait vite. Le froid tombait d'un coup. La nourriture était plus importante. « Bah, j'y monterai au printemps. » « Je voudrais avoir un collier de dents de poisson. » Il se voyait choisir les dents : des petites, des grosses, des pointues, des courbées … et souriait de plaisir. «Plus tard peut-être, quand j'aurai fini de réparer la clôture du père Doko. » Au-delà de toutes ces petites envie, une cloche sonnait au plus profond de son être : partir, partir, partir … Mais quand ? Mais où ? Il avait remis ça aussi à plus tard. Comme tant d'autres choses. Comme sa vie.
Sur la place du village, assis avec les autres autour de leur sorcier, soudain Dongki avait su que « plus tard » était arrivé. Le sorcier parlait de la fin. Tout allait disparaître. Ils allaient tous mourir. Les eaux emporteraient leurs maisons. Les dieux étaient fâchés. Colère. Colère. Les dieux étaient en colère. Cris d'effroi, de désespoir. Au milieu de la panique, Dongki se surprit, étonné, se dire avec soulagement, avec joie même : « J'aurai le temps de monter le pic ! Plus besoin de corvées maintenant - à quoi bon ? Oui ! Je vais monter le pic !!»
Là-haut, sur le pic, il faisait silence. Silence et froid. L'air était pur. Peu de place pour s'asseoir. Et Dongki ouvrit ses yeux. Et il vit loin. Les vagues jaunes de sa mer bleuissaient à l'horizon. Il y avait autre chose au-delà du jaune. Du bleu. Du vert peut-être. Du marron. Du gris. Une ombre épaisse barrait sa vue au loin. Une autre île ? Si grande ? « C'est là qu'il faut que j'y aille ! » Il pensa à Sunhwa. Il revit sa taille fine et souple, une tige de bambou, ses petits seins pointus, si frais, étonnés de se voir nus au soleil, ses hanches épanouies, arrondies comme son arc de chasse, ses petits orteils aux ongles de nacre rose... Il se rappela sa peau si lisse, si soyeuse, du plus beau jaune qui puisse exister. Il la vit sourire et ses lèvres, rouge fleur de lotus, s'ouvraient à l'amour. Ce sourire lui suffira-t-il pour vivre ? Il était doux, joyeux et tendre. Il sentait bon la fleur. Mais le vent du large apportait d'autres odeurs. Des parfums étranges, inconnus, dont il brûlait de connaître la source. Et le sourire de Sunhwa fondit au bord de son cœur comme un flocon de neige. Il allait partir. Son cœur se retrouva aussi nu et lisse que le pic, face au vent des altitudes. Partir ! Oui, partir !! Seul sur la roche dure – bénie solitude -, Dongki, le Dongki à l'écoute de tous, maintenant s'écoutait lui-même. Attentivement. Profondément. Et une voix de répéter le même leitmotif : partir, partir, partir … C'était son cœur qui parlait, à haute voix à présent, de ce qu'il lui avait toujours sussuré, de ce que Dongki n'avait jamais eu le temps d'entendre. Il lui parlait de pays lointains, de beautés et merveilles, d'un long voyage qui ne mènerait peut-être nulle part, mais qu'il devait entreprendre au prix de sa vie.
Le radeau avait été long à faire. Et difficile. Combien de temps lui restait-il ? Le sorcier n'avait pu le dire. Mais même s'il devait partir à l'aube du jour de sa mort, il le devait, il devait le faire, sinon son âme se dissoudrait dans les vagues jaunes, sans aucun espoir de renaître.
Les flots jaunes baignaient le radeau. …..........................................
Gabriela
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