Atelier 8 - 2021 - Sujet 1 - La rougeole
La rougeole
Je suis une enfant de quatre ans à peine. Maman et Mona, ma grand-mère, se partagent ma garde et mon éducation, m’entourant autant que faire se peut de soins attentifs, de nourriture saine et appropriée, d’une hygiène conforme aux normes des années 50.
Mais voilà. Dans la France entière et plus particulièrement dans notre région sévit la rougeole. Il appert qu’elle frappe en abondance les enfants, petits et grands, laisse souvent de graves séquelles irréversibles à ceux qu’elle n’emporte pas s’ils ne sont pas soignés à temps. La littérature médicale de l’époque en témoigne.
Ce soir-là une fièvre énorme brûle mon petit corps. Je suis si mal que je n’ai même plus la force de pleurer.
Mon esprit, je crois, a quitté mon enveloppe charnelle et est parti se loger sur le haut de l’armoire à glace en bois sombre d’où je peux appréhender la situation.
La chambre est pleine. Il y a ma grand-mère: elle ne cesse de fixer mon corps en proie à la morsure de la fièvre, comme pour arracher le mal qui l’accable sans prononcer un seul mot. Elle est livide tel un fantôme se nourrissant des derniers instants de cet enfant naturel à qui elle aurait voulu redonner une dignité honorable en mourant à sa place. C’est ça son amour.
Le prêtre n’est pas là, car un enfant est innocent et on n’a pas besoin de l’absoudre. Marraine est arrivée en courant, redoutant une perspective funeste, laissant Parrain garder leurs jeunes enfants endormis. Elle est là, si belle, du haut de sa trentaine toute récente, ses beaux yeux bleus noyés des larmes qu’elle retient avec peine.
Il y a aussi Celma, la voisine espagnole. Elle qui parle très fort d’habitude aujourd’hui est muette, le visage ravagé par la frayeur. Elle est venue pour seconder Maman si besoin; c’est sans doute elle qui est allée chercher Marraine et a appelé le docteur. D’ailleurs voilà le docteur qui arrive: l’œil sombre, dans son manteau sombre aussi, ses lunettes sur le bout de son nez, sa sacoche en cuir noir pleine de mystérieux instruments et potions que je crois magiques.
Il a l’air très embêté.
Maman prend dans ses bras tremblants mon corps inerte; on dirait une poupée de chiffon. «Pose la sur le grand lit,» lui intime le docteur, qui tutoie tous ses patients. Il plonge dans sa sacoche une main sûre et déterminée. Il ressort une seringue qui me paraît immense. Il la remplit d’un liquide scintillant, claque le bout de son doigt sur la réserve de l’instrument, et injecte le contenu dans la petite fesse flasque.
Aucune réaction.
Le docteur retourne la petite malade dont les longs cheveux trempés de sueur ressemblent à un bouquet d’algues échoué sur la plage par la mer déchaînée. Il tapote la joue encore brûlante, et prépare une seconde piqûre, plus subtile, l’injecte, puis soupire en passant sa main sur son crâne dégarni.
Il remet de l’ordre dans les cheveux de l’enfant, puis soulève délicatement la paupière et regarde la pupille à l’aide d’une petite lumière. La poupée de chiffon frémit. «Ouf, dit-il ça y est!». Comme on enfile un pyjama, je regagne mon corps, et me mets à pleurer secouée de sanglots convulsifs qui effrayent tous les adultes rassemblés sauf le docteur. Il rassure tout le monde, rassemble ses instruments dans sa valise miraculeuse. Il a réussi à juguler le mal qui était en train de m’emporter. Il promet de venir me rendre visite le lendemain. Mes pleurs se sont calmés, une grande sérénité s’empare de moi et je m’endors dans les bras rassurants de Maman totalement déboussolée. Voilà l’histoire étrange que je voulais vous raconter. Cette histoire est vraie; non seulement je l’ai vécue, mais j’ai toujours pensé que je l’avais vue de mes propres yeux.
Peut-on quelques instants quitter son corps et devenir spectateur de sa vie qui défile ?
Un matin glacé de janvier 2021 – Shunt ...il y a 70 ans ...
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