Atelier 6 - 2023 - Sujet 1
Gepetto.
Pas de grosses envies, se contenter de ce qu’il a, en un mot, ce vieil homme est un sage heureux. Son univers, sa petite échoppe de restaurateur de meubles anciens. Les journées s’y prélassent paisiblement. Sa vitrine, bleu lavande quelque peu éculée, tranche de celles de ses voisins, plus pimpantes. Tous des antiquaires aisés. Chacun sa spécialité, histoire de ne pas trop se faire concurrence. Et puis, ces magasins sont tellement petits, que l’on ne peut y exposer que quelques spécimens de mobiliers, accompagnés de tableaux, bougeoirs et autres pièces ancestrales. Tous sont ses clients et, dans ce quartier du Marais, l’artisan coule des jours paisibles.
Avant de s’installer à Paris, il a eu plusieurs activités toutes orientées vers le bois. Fils d’immigrés italiens, l’école très peu pour lui. Les Vosges lui ont appris à aimer cette noble matière. Les débuts ont été difficiles, bûcheron, élagueur, même conducteur de camion de grumes en convoi, et pour cela un permis spécial. Il se rappelle, qu’à l’époque, il avait trouvé cette exigence extravagante tellement cette conduite lui paraissait facile. Ensuite, il fut charpentier, menuisier, ébéniste. Bref, le bois et sa vie se sont mariés, si bien qu’aucune fille n’a pu trouver place dans son cœur.
Ce qu’il aime le plus ? Toucher de ses mains calleuses cette matière constamment vivante, la palper de ses doigts, rêver à ce qu’elle allait devenir sur l’autel qu’est son établi, ne la travailler qu’après l’avoir sentie, soupesée, caressée, parlée, comme au bébé qu’il n’a jamais eu. Les morceaux de chêne, de hêtre, d’acajou, qui envahissent son atelier, comprennent bien qu’ils sont dans un temple qui leur est consacré. Ils savent qu’ils y seront traités avec grands soins et déférence.
Mais notre ami n’est pas aussi heureux qu’il n’y paraît. L’âge avançant, il se sent bien seul le soir au milieu de ses amis, les copaux. Bien sûr, avec leur forme plus ou moins enroulée, ils essayent d’égayer la pièce en créant des fronces de toutes dimensions, aux galbes et couleurs variés. Ils prennent soin de l’écouter marmonner ses vieilles histoires et y montrent le plus grand intérêt malgré le rabâchage. Ils lui tiennent ainsi compagnie du mieux qu’ils le peuvent, mais faute de pouvoir parler, c’est lui seul qui fait le clerc et le capelan.
Pourquoi, ce soir, la soirée lui pèse-t-elle plus que d’habitude ? Peut-être parce que personne n’a poussé la porte de son estanco aujourd’hui. Peut-être la fatigue due à l’âge. Peut-être l’anniversaire de la disparition de sa maman. Assis sur son tabouret, il laisse divaguer son esprit. Quand lui vient une idée autant géniale qu’inattendue. Pourquoi, pour une fois, ne créerait-il pas du neuf plutôt que de l’ancien. Et pourquoi pas, un petit personnage ? Et pourquoi pas une marionnette ? Ses sourcils se dressent, ses yeux s’éclairent, enfin quelque chose à forme humaine dans cet atelier. Sa décision est prise. Demain il ferme boutique pour concevoir son chef d’œuvre. Ce soir, point de berceuse, il s’endort rapidement tel l’enfant qu’il est resté, dans les bras de Morphée.
Bien avant le camion poubelle, le rideau de fer baissé, le vieil homme se met à l’ouvrage. Dans son esprit, il voit sa marionnette. Des jambes fines, un corps élancé, une tête bien ronde avec un nez en forme de carotte. Ses dix doigts virevoltent sur les morceaux de chêne avec dextérité. Coups de ciseaux, de rabot, passage au tour, limage, ponçage, il ne néglige aucun détail cherchant la perfection. Petit à petit, le bonhomme prend naissance. Aucun repos, aucune pause, le soleil est déjà couché depuis longtemps, le vieux bonhomme tout sourire finit les dernières touches de peintures. Les chaussures marron, un chapeau jaune avec une plume, une culotte courte rouge à bretelles et sa chemise blanche. La touche finale, son nœud papillon bleu, le rend plus vrai que nature. Trop fatigué pour manger, ses mèches de cheveux blancs en bataille, il allonge sa marionnette sur l’établi et va s’affaler sur sa couche en un sommeil profond bien mérité.
Quand une petite voix résonne à ses tympans. L’âge lui causant quelques fois de mauvais tours avec ses oreilles, il retourne sa tête sur l’oreiller et se rendort. La petite voix résonne à nouveau à l’autre oreille, ainsi dégagée. Il ne peut pas affirmer s’il rêve ou non, tellement la fatigue de la veille pèse sur ses sens. Aussi met-il son oreiller sur sa tête pour ne plus rien entendre. La petite voix continue son monologue en lui assurant qu’il ronfle dans son sommeil. Sans se rendre compte du ridicule, le vieil homme lui répond « ce n’est pas vrai, je ne ronfle pas ; jamais personne ne m’a dit que je ronflais». La petite voix lui rétorque doucement « si, grand père, tu ronfles ; personne ne te l’a dit avant parce que tu as toujours été seul ; cette nuit, j’étais là et j’ai entendu ; même que je n’ai jamais pu me rendormir ». Le vieil homme s’énerve contre ce rêve impossible et s’écrie « arrête, tu vas me faire tourner en bourrique ».
Alors, il sort la tête de son oreiller et regarde dans son atelier d’où peut provenir cette petite voix qui lui serine depuis un moment. Il ne voit personne. Il se frotte les yeux, d’un revers de main remet ses mèches blanches dans le bon sens, et s’aperçoit que la marionnette, hier soir allongée, est maintenant assise sur le rebord de l’établi, les jambes pendantes dans le vide et un large sourire sur la figure. Rajustant ses lunettes, il scrute le petit personnage de tous les côtés, sans oser le toucher. Les fils qu’il avait eu tant de mal à mettre en place pour les différentes articulations ont disparu, les morceaux de bois sont insérés les uns dans les autres, et bras, jambes, mains, cou et tête bougent tout seuls. « Et bien grand-père, tu n’es pas satisfait de ton œuvre ? » demande avec malice la marionnette. « Ne suis-je pas assez bien pour la personnalité que tu es ? Monsieur aurait préféré un vrai bébé, avec des couches à changer, un biberon à donner régulièrement et qui braille toutes les nuits ; un enfant à quatre pattes au milieu de la sciure, toujours au risque de se blesser avec les ciseaux, burins et rabots ». Et la petite voix de déblatérer tout son saoul sur les petits humains. Le vieil homme se dit en son fort intérieur, si c’est un rêve, qu’il ne s’arrête jamais. Il prend le bonhomme dans ses bras, le dépose au sol et tous les deux dansent la farandole dans l’échoppe.
Serrant la marionnette dans ses bras, le grand-père, des larmes de joie sur la joue, lui dit « je m’appelle Gepetto, toi, je te baptise Pinocchio ». Et tous deux reprennent leur danse de sioux autour de l’établi.
Dorémi
Avril 2023.
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