Atelier 4 – 2019- 1er sujet
Repaire et repère
Dr X : Votre appel d’urgence m’a inquiété. Que vous arrive-t-il ?
Elle : Une chose terrible.
Dr X : Quelle chose ? Racontez-moi. Calmement … là. Ça va ? Détendez-vous …
Elle : J’ai perdu … (elle s’arrête)
Dr X : Vous avez perdu quoi ? Respirez. Faites la respiration abdominale … Là … ça va mieux ?
Elle : Hier soir, tout d’un coup, après les actualités de vingt heures à France 2, j’ai senti que je venais de perdre quelque chose. Quelque chose de précieux. Quelque chose de fondamental.
Dr X : Quelque chose de personnel ? professionnel ?
Elle : Je suis retraitée, Docteur …
Dr X : C’est vrai
(il se garde bien de lui dire qu’étant donné ses récents comportements, lui-même il s’égare, car elle ne cesse d’actualiser ses anciennes activités professionnelles. Idem pour ses anciens engagements sociaux et politiques. Comme si les années vécues s’emparaient d’assaut de l’unique habit du présent)
Elle : Je vous assure, Docteur, ce n’est pas du théâtre. C’est de la vie réelle. Et je sais de quoi je parle.
Dr X : Dans ce cas, dites-moi tout.
Elle : Il m’a semblé que je perdais pieds… d’un seul coup (elle devient hésitante)
Dr X : Je vous écoute.
Elle : (observant un long silence).
Dr X : Hum … hum …
Elle : Je perds tout. Et je ne distingue plus rien … Noirceur pour blancheur. Plus de clair-obscur. La clarté devient l’obscurité etc … et bien sûr l’obscurité devient clarté … avec la même vitesse. La vitesse de la lumière. Je ne sais comment vous expliquer ça … (elle s’arrête)
Dr X : Continuez.
Elle : Le pire c’est que je transforme tout au féminin … Comme si mes neurones refusaient de se diriger vers tout ce qui concerne la masculinité.
Dr X : Citez-moi un exemple.
(Il s’étonne de la voir employer le mot « masculinité » au lieu d’un « masculin » plus simple)
Elle : Dans un mail, une amie se plaint d’avoir à écouter sa vieille voisine qui radote sans cesse du « coq à l’âne ». Immédiatement dans ma tête ces mots sont devenus « de la poule à la chèvre » sans que je puisse stopper la conversion.
Que m’arrive-t-il, Docteur ? A vouloir tout féminiser ?
Dr X : (Il se garde bien de lui dire qu’elle regarde trop les actualités. De suivre à la lettre les réactions du moment. Influençable comme elle est, toutes ces opérations de Metoo ou Balancetonporc ont dû tuméfier son esprit déjà bien chancelant).
Elle : Je reproche même à l’Académie Française …
Dr X : Mais elle vient de féminiser tous les termes de métiers…
Elle : Vous avez raison. C’est vrai, mais pas assez à mon goût. Puis-je vous demander un service, Docteur ?
Dr X : Dites toujours.
Elle : Venant de votre part, de votre réputation à Paris, ça a plus de chance d’aboutir alors qu’avec moi, ce sera niet et niet.
Dr X : Que dois-je faire ?
Elle : Ecrire à l’Académie Française …
Dr X : (Rien que ça !) A quel propos ?
Elle : Voyez-vous, Docteur, je suis en train de chercher, puis de ranger, de classer des documents portant sur l’histoire de ma famille. Je ne sais si ça va aboutir à quelque chose de valable. J’en doute fort. Déjà certains membres de ma famille s’interrogent sur mon état mental quand ils ont appris mes séances chez vous. Ils doutent de mon sérieux, même si je leur parle de mes nuits passées à triturer documents sur documents dont va dépendre la trame de mon écriture.
Dr X : Si vous, vous croyez en vous, cela seul compte …
Elle : J’ai cherché longtemps à avoir un semblant d’autorité en citant toutes sortes de personnalités, philosophes, économistes, écrivains … Mais rien à faire, personne ne me prend au sérieux. J’essaie même de jeter de la poudre aux yeux avec mes citations abracadabrantes. Je cite les auteurs sans trop comprendre ce qu’ils disent. Vous voyez un peu ma situation. De quoi se faire un hara-kiri sémantique. C’est à mourir de désespoir ! Vous-même, Docteur, je crois que vous ne me faites pas confiance, une fois la porte fermée à la fin de chaque séance.
Dr X : Dites-moi ce que je peux faire pour vous auprès de l’Académie Française.
Elle : Vous connaissez mon Ermitage-sur-Lez. C’est là le repaire de mes repères.
Dr X : Vous êtes enfin heureuse de l’avoir pour vous seule, n’est ce pas.
Elle : Ce n’est pas ça mon problème, aujourd’hui.
Dr X : Quoi donc ?
Elle : C’est le mot « repère » qui me gêne.
Dr X : Pourquoi ? Ce mot vaut ce qu’il signifie, non ?
Elle : Dans ce que je fais, il est incomplet.
Dr X : Incomplet ?
Elle : S’il vous plaît, veuillez écrire à ces éminents « Immortels » en les priant d’ajouter à leur honorable dictionnaire le mot « remère » qui évoque ici la plus noble des féminités et qui donne des « repères » à l’Humanité toute entière.
Elfina
Ermitage-sur-Lez
23/05/2019
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