Atelier 2 - 2022 - sujet 1
D’un coup de reins, prenant appui sur ses avant-bras, Wahid se hisse lestement et s’assoit sur le rebord du mur qui ceinture la Cité des Hirondelles. Il n’est pas encore huit heures du matin, et il fait très froid. Les mains au fond des poches, tête baissée sous la capuche qui recouvre son front, il tape ses talons contre le mur pour se réchauffer. L’attente commence. Ce mur est l’endroit le plus stratégique de la Cité pour l’attendre. Pour espérer qu’aujourd’hui peut-être, elle s’arrêtera pour lui parler. Ou au moins qu’elle tournera la tête vers lui, juste pour un regard. Wahid sait pourtant qu’Amira est une fille bien. Elle ne regarde pas les garçons dans la rue. Son père lui interdit de répondre et même de relever la tête si un homme l’interpelle, lui adresse un compliment ou une simple boutade. Wahid est fier de cette fille dont il est éperdument amoureux. « C’est une fille bien », voilà ce qu’il dira à sa mère quand il lui annoncera qu’il veut se marier, qu’elle doit se rendre dans la famille d’Amira demander la main de la jeune fille à son père. Chaque matin, il guette la silhouette de la jeune fille, quittant l’appartement familial du onzième étage de la tour B4 ( il est allé regarder sur les boites aux lettres, la plupart sont défoncées, mais celle de la famille El Boukhari est toujours soigneusement réparée. Ce sont des gens bien.)
Chaque jour, emmitouflée dans les grands pans de la robe et du foulard qui recouvre entièrement ses cheveux, Amira se rend au lycée. Elle fait des études. Si son père est d’accord, elle voudrait devenir institutrice.
Wahid la regarde passer vivement devant lui. Il ose parfois un sourire, un petit geste de la main ; Ce n’est pas le langage qu’il utilise habituellement avec les autres filles de la Cité, celles qui passent devant lui en groupe, qui rient fort et parlent entre elles en se retournant pour vérifier qu’il les regarde. « Ces filles-là ne sont pas sérieuses, dit la mère de Wahid, fais -moi confiance, le moment venu je trouverai la meilleure femme pour toi. » Ce discours inquiète quand même un peu Wahid : sa femme, il veut la choisir lui-même et c’est chose faite, ce sera Amira.
Wahid consulte l’heure sur son téléphone portable. Huit heures dix. C’est inhabituel, la jeune fille est très en retard, elle sera même en retard au lycée, se dit Wahid. Pour patienter encore un peu et oublier le froid mordant de ce matin de janvier, Wahid enfonce de petits écouteurs dans ses oreilles et laisse son téléphone diffuser une musique assourdissante.
Amira ne viendra plus.
Ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais.
Amira a pris l’avion hier soir avec son père.
Quand elle est rentrée du lycée, sa valise était prête. Sa mère avait un peu les yeux rouges et évitait le regard de sa fille.
Le père d’Amira a choisi, son futur mari l’attend au bled. La jeune fille a essayé de s’opposer à cette décision, ses larmes et ses supplications n’ont pas fait fléchir son père.
Un chagrin abyssal a envahi le cœur de Wahid. Dépouillé de tout espoir, il s’est enfermé dans sa chambre. Il a souhaité mourir, en finir, « trépasser » comme dit sa mère quand elle parle de son mari, tombé sous une balle perdue lors de l’émeute des banlieues de 2005. Wahid avait quatre ans.
Et puis Wahid est retourné s’asseoir sur le mur. L’endroit est stratégique. Les autres l’ont posté là, il surveille. Il donne l’alerte parfois, d’un long cri, lorsque la police s’approche de la Cité.
Un jour, avec un peu de chance, il tombera lui aussi, au pied du mur qui entoure la Cité des Hirondelles.
Christine
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