Atelier 18 - 2023 - Sujet 1
Le Palace
Vendredi 31 Décembre 1999, 22h30, en cette soirée de festivités, la pluie tombe régulièrement depuis des heures sur les rues désertées de la petite ville. Seules les ombres des lampadaires se promènent de flaques en flaques.
C'est la dernière séance de la journée au cinéma le Palace. Charly effectue la séquence finale : arrêt des machines, rangement du matériel et extinction des lumières. 25 ans qu'il joue le rôle de projectionniste. Curieusement jamais un mot dans les génériques sur ces professionnels de l'ombre sans lesquels le spectacle ne pourrait avoir lieu. Ce soir, en tournant la clef dans la serrure du rideau de fer, Charly, les yeux humides de pluie, met fin définitivement au Palace.
Ce cinéma est son voisin. Ils se font face de part et d'autre de la rue. Tout petit, Charly, après avoir escaladé une chaise, contemplait de la fenêtre de sa chambre, l'imposante façade 1920 du bâtiment. Chaque semaine d'immenses affiches aux couleurs vives alléchaient le passant. Le petit bambin chevauchait le bel étalon de Fanfan la Tulipe autour de la table de la cuisine ou s'endormait dans les bras de Cendrillon.
Plus âgé, son papa l'emmenait, en récompense à de bonnes notes scolaires, à la séance du jeudi après-midi. A l'époque, les sièges étaient de vrais fauteuils en tissu sang et or. Collégien, il ressortait les yeux luisants du bonheur de Bel et le Clochard ou chantait à tue tête dans la rue, tel Joselito et sa voix d'or.
Au lycée, il convainquait ses copains de classe à l'accompagner à la séance du samedi après-midi au lieu de tuer bêtement le temps dans un café à secouer un flipper. La petite bande joyeuse s'arrangeait toujours pour s'insérer dans la file d'attente. C'était l'époque des séances en continue permettant, en vidant plusieurs paquets de popcorn, de voir et revoir la belle silhouette de Marylin Monroe ou les cascades vertigineuses de Belmondo.
Puis vint l'époque boutonneuse des filles. Tout mec qui se respectait devait inviter une demoiselle à la séance du samedi soir, puis raconter sa soirée aux copains à la récréation du lundi matin. Pour sûr qu'il en a brisé des coeurs le Charly, à cette époque devant "les adolescentes".
Charly ne décrocha pas son bac à force de réviser devant le grand écran. La discipline ne lui déplaisait pas, l'armée lui tendit les bras, il s'y logea avec l' enthousiasme d'un héroïque soldat de la 317ème section. A la fin de son service légal, il signa pour 15 ans. En fait, il en fit 25, avec le plus grand plaisir, s'étant fait muter au service cinématographique de l' armée. Les dernières années, l' esprit de camaraderie à la caserne s'est effiloché. Charly en eut assez des ordres à ne pas suivre, des commandements à ne pas exécuter, bref une ambiance nauséabonde due à l'arrivée de jeunes gradés sortis des grandes écoles qui savaient tout et ne connaissaient rien. Se sentant en permanence moqué pour n’avoir jamais été sur le terrain d’opérations militaires et gagné des galons, une véritable paranoïa s’installa dans son esprit et provoqua sa démission. Revenant au pays, il prit la place du projectionniste parti à la retraite et, tous les jours, s’adonna à son plus grand plaisir, dévorer de la pellicule, bonne ou mauvaise, même si c’était au travers de la lucarne du projecteur et même s’il fallait de temps en temps réparer en urgence une bobine qui avait trop chauffé. Aujourd’hui ce métier appartient au passé, mais Charly a continué à ouvrir le cinéma tous les jours.
Le Palace a vu petit à petit décliner sa fréquentation, le public préférant le multiplexe moderne, équipé des dernières technologies, installé en périphérie. Changer les sièges, faire poser un nouvel écran, installer une sonorisation dernier modèle étaient hors budget. Indépendant de tous groupements, les sorties du mercredi ne lui parvenaient qu’une semaine plus tard. Il n’était pas rare que Charly projette le film dans une salle vide de spectateurs. Qu’importe, le spectacle devait se dérouler même devant des fauteuils occupés de fantômes. Respecter les dernières règles de sécurité était non finançable et le propriétaire de l’immeuble avait annoncé à Charly la vente de l’immeuble à des promoteurs pour édifier un bâtiment commercial et de fait entraîner la fermeture du Palace à la fin de cette année.
La sonnette d’un cycliste sortit Charly de ses pensées nostalgiques alors qu’il traversait la rue sans regarder pour rentrer chez lui. Cette sonnerie lui rappela que la vie peut s’arrêter à chaque instant et qu’il faut vivre chaque jour comme si c’était le dernier. Ainsi l’esprit libéré, Charly se promit de continuer à manger des popcorns régulièrement dans le nouveau complexe, bien décidé à assouvir sa passion encore de nombreuses années.
Dorémi.
Décembre 2023.
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