Atelier 17 - 2022 - sujet 3
Je suis là
« J’entrevois une image…floue ». Bien sûr. Je jette un regard de côté à Joachim, assis deux places à droite de la spirite. Il semble absorbé, comme d’habitude. Mais avec autre chose.. de l’impatience? Non, même pas. Pire que de la vigilance. Il attend vraiment un truc. Il faut dire que la dernière fois, c’était quelque chose.
« Il y a une délicate odeur de parfum, non… de bonbons ! C’est ça, une odeur de bonbon acidulé ! » Ça sent la fraise Tagada, quoi. Moi, je ne sens rien. Tiens, si. C’est la Madeleine de Marcel ou c’est un mirage collectif induit par Mabel la spirite.
« Qui êtes-vous ? Venez, venez nous rejoindre… » Ça commence ! Ou pas. Je ne vois personne, pour ma part, mais ça ne veut pas dire grand-chose. Discrètement, je regarde les participants depuis ma place au fond du salon. C’est une pièce exiguë, limite si vous êtes claustro. Mais je reste dans mon coin près de la porte. « J’entends un bruissement, un murmure… N’ayez crainte, venez, donnez-nous votre nom!».
Mabel est du genre dirigiste. Puis il faut articuler, les murmures fantomatiques, ça ne le fait pas. Soyez morts, mais assertifs, que diable! « Aidez-nous ! » renchérit la médium. Le verre posé sur la table commence à frémir. Les participants sursautent. Ce sont à peu près les mêmes que le mois dernier. Sauf ceux qui étaient directement concernés par « l’intervention » de la dernière fois. Eux, je ne pense pas qu’ils reviennent. Même Mabel était secouée. Et moi… j’ai failli avoir un infarctus. Non, c’est vrai! Symptômes identiques, effets limités cependant. (Heureusement!).
C’est pour Joachim que ça m’avait inquiétée. Mais curieusement, il a eu la même réaction que les habitués de Mabel. Tendu comme un câble électrique, certes, (on l’aurait été à moins), mais il ne s’est pas levé, il n’a pas fui… Quel courage. Et là, croyez-moi, ce n’est pas mon ironie inutile qui s’exprime.
C’est que la dernière fois…Elle avait sorti la planche Ouija. Laquelle est une source intarissable de malentendus, par ailleurs. Aussi piègeux que des sms de l’au-delà, finalement, ce truc… Par contre…oui, là, ça sent le bonbon acidulé. (Tartelettes aux fraises Bonne Maman, quelle délectation !).
« C’est possible que ce soit mon fils… » hasarde la créature directement à gauche de Mabel. Je l’appelle ainsi, car elle porte un maquillage tellement vif qu’elle m’apparaît comme une personne fabriquée ou upcyclée, comme on dirait maintenant. Cheveux très noirs, des yeux d’un doré rare, mais fardés de prune et soulignés de noir, une bouche violine, les pommettes orangées. J’ai toujours été critique, (et ça m’a rapporté quoi?), j’admets. De plus et surtout, elle a une sale attitude envers les nouveaux venus. Il n’y en a pas beaucoup, c’est très confidentiel, chez Mabel, mais quand il y en a, elle les toise, sourcils froncés. Et elle s’assied fermement à côté de Mabel, c’est sa place qu’elle ne céderait pas. Ça ne m’est pas sympathique, je dois dire.
Et pourtant ce qu’elle vient de dire, l’évocation de son fils, la rendrait plus humaine.
Mabel exhorte l’amateur de Tagada ou Tartelettes: « Approchez ! Nous vous attendons ! ». L’esprit s’exécute : le verre vibre et Mabel tend l’oreille… «Oui, c’est pour vous…heu… MaMiche?» (La Créature apprécie moyennement).
«Ce surnom ne vient pas de mon fils…ce sont quelques employées de la maison de retraite que je dirige et qui trouvent fin de se moquer de mon nom, Marie-Michelle. »
« Très bien… » Mabel se concentre, puis jette un oeil vers MaMiche. «C’est Robin…Ça vous dit quelque chose? » Marie-M fait non de la tête. Le coup du surnom évoqué par l’au-delà semble l’avoir assise. Mabel ferme les yeux, laisse tomber son menton vers sa poitrine et dit d’une voix un peu traînante ; « MaMiche, ton gamin s’est barré à Bali. Y a jamais eu de stage à Berlin, il voulait s’faire la malle. Sois rassurée, y va bien. Y fait du yoga et la plonge et des cocktails dans un chouette resort. C’est juste qu’il a pas l’intention de te faire le moindre signe de vie. »
Et paf ! La bonne nouvelle! Évidemment, Marie-M est plus qu’assise par ces propos. Il faut dire que c’est assez bouleversant. Elle ne dit rien.
« Merci Robin ! Au revoir…», dit Mabel d’une voix moins assurée. Ces interprétations la fatiguent vite.
Après la dernière fois, elle était un peu sur les nerfs. Elle a repris ses consultations pourtant, comme toujours.
La planche Ouija avait frappé.
Un couple était là pour la première fois ce jour-là, le mois dernier. Comme je l’ai dit, c’est rare, les nouveaux. C’est normal, on ne sait jamais s’ils viennent en voyeurs, pour se divertir ou pour filmer et balancer des âneries sur les réseaux. Ici, on laisse son portable à l’entrée. Le couple, donc, semblait dans l’attente sincère de quelque chose. La séance avait commencé et Maggie, un esprit habitué des lieux et toujours amusée par la Ouija, était venue transmettre quelques messages. « Arthur, coloscopie, oublie pas… Signé Maman »… « Bernadette, arrête d’écouter les autres. Passe concours ». C’était signé C, avait précisé Maggie. Bernie avait été très émue.
Puis l’infaillible Maggie avait semblé s’éclipser. Au moment où Mabel pensait (comme moi) que c’était déjà pas mal pour un soir, un air froid s’était répandu dans le salon. Ce genre de mise en scène n’arrivant jamais, Mabel avait déclaré que ça devait être le vent dans la cheminée.
Non, Mabel, ai-je pensé, ce n’est pas le vent. Je regardais le manteau de marbre de la cheminée et je voyais comme en relief les contours d’une silhouette ramassée sur elle-même. La silhouette s’est détachée de la pierre et s’est déployée. Elle était juste derrière Mabel qui l’a sentie, et s’est figée, la nuque raidie. Ça ne lui arrivait jamais. Elle a regardé dans ma direction et a dit: « Ce n’est pas contre nous… mais il y a de l’hostilité ». Surprenant son regard, Joachim avait alors scruté la quasi-obscurité dans ma direction. Mais il ne pouvait pas me voir.
« Dites-nous ce qui vous amène » a encouragé Mabel, alors un choc a retenti dans la table, et les participants ont reculé avec leur chaise.
« Non! a dit Mabel, ne passez pas votre colère sur nous et vous, a-t-elle ordonné en regardant les participants, rapprochez-vous et joignez vos mains. Il ne peut rien vous faire. Rien… »
Si, il peut s’exprimer, ai-je pensé. Et ça va suffire. Alors la flèche de la ouija a tourné très rapidement, Mabel qui lisait tout haut avait du mal à suivre.
« Olivia…C lui le troll,
il ment »
La nouvelle venue avait sursauté au nom d’Olivia. Tendue comme un arc, elle réagit avec pragmatisme: «Comment je peux être sûre que… ». Elle ne pouvait pas finir mais de toute façon l’esprit semblait avoir tout prévu. La flèche pointait à nouveau rapidement sur les lettres.
«Le chêne Malvern ta bague trouvée auberge. » Là, Olivia a émis un souffle comme si elle avait pris un poing dans le ventre.
« Ma bague avec la perle? » Réponse immédiate, qui a fait trembler la planche. « Non rose » Mabel a lu tout haut puis prévenu Olivia: «Ne le testez pas trop! ». Et, en direction de l’esprit: « Pouvez-vous nous dire votre nom, et peut-être…ce « troll », c’est pour lui que vous êtes là ?»
«C lui c Raffi volé mon travail diffamé ordure Olivia il ment ».
Nous avons tous regardé en direction de l’homme qui accompagnait Olivia. Et surtout elle le regardait. Il était blême mais a sifflé d’une voix blanche «Alors, c’est ça! C’est un complot, une mise en scène? Hein, c’est quoi? » Olivia ne répondait pas. « C’est toi qui m’a traîné ici, c’était ça, le but? ». Et la planche a décollé de la table pour frapper l’homme avec une force incroyable. Mabel lui a crié de sortir. Elle ne crie jamais. Il s’est levé d’un bond et a pris la porte.
Après chaque séance, il y a un débriefing dans le bureau de Mabel. Le corps d’Olivia était parcouru de frissons. Joachim lui a donné le numéro du détective privé qu’il avait engagé après ma disparition. Quant à nous, on est resté assis un peu au salon, l’esprit frappeur, Maggie et moi. (On a aussi notre débriefing à nous). Puis il a commencé à s’évaporer, à s’évader comme j’aime le dire. Il en avait terminé ici. Pour l’instant peut-être. Avant de nous quitter, il m’a dit « vous devriez lui faire signe ».
Aujourd’hui, après la bonne nouvelle balancée à Marie-Michelle par Robin, il n’y a rien eu de plus. Cependant MaMiche n’a pas voulu aller dans le bureau de Mabel après la séance. La spirite lui a enjoint de ne pas enfermer en elle ses sentiments, et de ne pas hésiter à l’appeler. Mais vu son regard, il est clair qu’elle en veut à Mabel. À tort. Bernadette, qui voit toujours le verre à moitié plein, déclare après son départ que c’est quand même mieux de savoir son fils vivant… « Oui, mais hors de son contrôle…» conclut Mabel. Joachim semble plus las que d’habitude.
« Il est possible que les esprits pensent que l’on veut les contrôler en les appelant… je ne prétends pas savoir ce qu’ils peuvent ressentir, mais je sais que si certains communiquent facilement, d’autres sont juste présents, mais peut-être que c’est ce qu’ils veulent, être là, sans parler. C’est peut-être leur façon aussi de nous laisser libres… »
« Libres…mais comment est-ce possible, tout, ça? Je sais je vous le demande beaucoup, mais comment est-ce seulement possible? » a répondu Joachim. Mabel regarde dans ma direction. (Et pourtant c’est possible, ai-je pensé, puisque je suis là, moi.)
Ikatza
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