Atelier 13 - 2024 - Sujet 5
Courrier désespéré adressé à S.O.S. meuble en détresse.
Voilà, je voudrais attirer votre attention sur ma déconvenue. Ce matin, alors que j’avais passé, comme à l’habitude, une nuit calme, pleine de rêves bleus, avec mes occupants Didier et Caroline, j’ai surpris leur conversation alors qu’ils savouraient un petit déjeuner bien chaud et bien complet.
Il était question de moi, d’après ce que j’ai compris, alors j’ai tendu l’oreille pour connaitre le motif de cette discussion matinale. Oh, la, la, Didier annonça clairement à Caroline qu’il était grand temps de se débarrasser de ce pieu archaïque qui n’avait plus sa place dans leur nouvel appartement « cosy » !
Non mais, regardez-moi et jugez par vous-même. Bon, là, ces deux énergumènes, après avoir fait moultes galipettes pendant des heures, ne m’ont pas encore aéré et bordé dans les règles de l’art. Ils abusent car ce ne sont pas les premiers à donner libre cours à leur ébats entre mes bras. Si je le pouvais, je leur raconterais comment Monsieur Didier a été conçu par ses parents, des gens très élégants et courtois au demeurant.
C’est vrai quoi, je ne vais pas vous décliner tout mon arbre généalogique ici et maintenant, car nous ne serions pas prêt d’aller dormir. En effet, je suis dans la même famille depuis, depuis… je ne sais pas exactement. Mais je peux vous assurer que si j’en étais capable, j’écrirais bien un livre pour raconter mes souvenirs et ceux de toutes ces personnes qui m’en ont fait voir des vertes et des pas mures !
L’arrière-grand-père de Didier, Arthur, avait fait mon acquisition dans un grand magasin, lors des soldes de fin d’année. Il était venu « m’essayer » avec sa petite dame Marcelline. Dieu qu’elle était belle avec ses petits yeux bleus et ses cheveux blonds et bouclés. Entre nous, j’en suis tout de suite tombé amoureux ! J’allais devenir leur principal cadeau de mariage de la part de leurs familles respectives qui, en ces temps-là, n’étaient pas très riches.
Ils m’avaient fait voyager dans une charriote conduite par un tracteur. Ah, Arthur n’était pas peu fier de me faire traverser tout le village. Heureusement, j’étais jeune alors et les secousses procurées par les nombreux pavés irréguliers de la rue principale n’allaient pas endommager mes ressorts tout neuf !
Arthur m’installa dans une chambre grande et lumineuse, il me tourna dans tous les sens, ne sachant s’il devait me mettre en direction de la fenêtre ou à la porte, la tête à l’est ou à l’ouest… Bon, heureusement, Marcelline mis fin à mon supplice et pris les choses en mains. Je serais face à la fenêtre qui ouvrait sur une campagne verdoyante et luxurieuse peuplée d’une multitude d’oiseaux colorés et surtout très chanteurs. Elle adorait lire et disposa sur plusieurs étagères sculptées en bois sombre une multitude de livres à la couverture en cuir.
Ce petit couple adorable a eu quatre enfants, tous conçus entre mes draps blancs parfumés à la lavande, parfum préféré de Marcelline. Le dimanche matin, cette famille avait un petit rituel littéraire après la messe dominicale et avant le repas de midi. Chacun à leur tour, les enfants choisissaient un livre et ils se faufilaient tous sous l’édredon en plumes d’oie pour écouter religieusement leur mère faire la lecture des aventures de la Princesse au petit pois et du Petit Prince ou autres personnages qui remplissaient alors les songes de ces galopins en herbe. Marcelline savait capter l’attention de tous par sa voix douce. Entre nous, j’aurais bien aimé que ces instants durassent toute ma vie.
J’ai entendu de nombreux éclats sortant de sous les couvertures, tels que des « ah ! », « oh ! » « oui ! », « ouille », et j’ai vu dépasser à droite ou à gauche, en haut, comme en bas, des têtes, des pieds, des bras, des jambes…. J’avais parfois l’impression d’être devenu un gymnase à moi tout seul.
Mon matelas et mes oreillers ont servi de cachettes pour les économies des anciens qui ne possédaient pas de coffre-fort, puis pour les sachets de poudre blanche pour les plus jeunes, tout en accueillant parfois des préservatifs...
J’ai connu le jeu de cache-cache, les soirées pyjama, les rires et les cris, les batailles de polochon, les disputes avant des réconciliations amoureuses et tendres sur mes oreillers.
Mais il y eut des moments beaucoup moins agréables. Arthur dut partir à la guerre et il en revint avec une jambe en moins. Sa douleur et ses larmes se répandirent sur mes draps et mes oreillers. Je ne savais pas comment lui apporter force et réconfort. Sa souffrance pris fin lorsqu’il rendit son dernier souffle par un beau matin de printemps. Hélas, Marcelline ne se remit pas de cette disparition et rejoint son époux trois mois après.
Leurs enfants, décidèrent de m’installer à l’étage, sous les toits. Le peu de clarté qui venait chatouiller mes pieds, en provenance d’un vélux, n’arrivait pas à me remonter le moral. Les petits-enfants d’Arthur et Marcelline disposèrent sur les étagères, au milieu des livres de collection, des objets sinistres comme des têtes de morts, des plantes en vulgaire plastique, des bougies, des bâtons d’encens qu’ils allumaient même en pleine journée et qui répandaient dans la pièce une odeur de mort. Toute la journée ils écoutaient de la musique moderne, soi-disant, car pour moi je ne captais que des « boum, boum, boum » stridents à vous en faire péter les tympans !
Du matin au soir, j’avais toujours quelqu’un vautré sur moi, jamais on ne m’aérait ou on ne me bordait comme le faisait délicatement Marcelline. On montait sur moi avec des chaussures pleines de terre, on se battait avec mes coussins… On avalait des sandwichs dégoulinants de sauce tomate accompagnés de frites graisseuses et le pire dans tout ça, c’est qu’on s’essuyait les mains avec mes draps !
Je craignais parfois de voir tomber une bougie sur ma tête ou mes pieds. Que deviendrais-je alors ? En un rien de temps mon oreiller, mes coussins, mon sommier et mon matelas, auraient disparu. Il ne resterait bientôt plus que mes ressorts tordus, rouillés et brûlants. Cette pensée me donnait des cauchemars et mes couinements s’intensifiaient jusqu’à couvrir les rires de Didier et de sa petite sœur.
Comme vous avez pu le comprendre, ma vie a été bien remplie, mais je ne me sens pas vieux à ce point ; j’aimerais bien trouver un endroit chaleureux et des personnes sympathiques qui m’accompagneraient pendant une retraite bien méritée !
Je vous assure, je peux encore vivre avec vous des moments inoubliables, je vous demande de venir à mon secours. Je ne veux pas finir ma vie dans une déchetterie à côté de meubles fracassés et inutilisables. Venez me voir, essayez-moi, emmenez-moi dans votre logis, redonnez-moi un petit coup de neuf, mettez un peu d’huile sur mes ressorts, une nouvelle housse sur mon matelas, de beaux draps en soie, une superbe couette bariolée sur ma couche, arrangez mes coussins moelleux et vous verrez que je peux encore égayer votre véranda.
Je vous laisse appeler Didier au 06…. Et surtout dites-lui que je ne lui en veux pas, que j’ai bien aimé partager la vie de sa famille, mais qu’il n’est pas pensable pour moi d’aller dans une poubelle ! Dites-lui bien que vous avez craqué pour moi et que je pars avec vous vers de nouveaux cieux, de nouvelles aventures. Merci et à bientôt.
Signé : un lit pas si décrépi !
Fleurs de mai
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