Maridan-Gyres

La tête à l’envers

L’aurore arrivait. Derrière mes paupières encore fermées, je distinguais maintenant des ombres claires dans l’obscurité, comme des grandes silhouettes effilochée, fantomatiques... Une sorte de brume sonore avait remplacé peu à peu le silence de la nuit et m’indiquait que le monde s’était remis à vivre. Moi j’étais là, blottie au fond de mon lit, oisive et paresseuse, épuisée par une nuit d’insomnie... Dans un sommeil agité je n’avais fait que tourner et me retourner, enchevêtrée dans des pensées harassantes... une nuit entière à ne pouvoir me dépêtrer de ces idées noires... non, pas des idées... plutôt un mal-être... du doute... quelque chose d’obscur et d’indéfinissable... alors que tout allait bien pour moi et que rien n’aurait dû me tourmenter...


J’étendis le bras pour toucher mon homme, qui était aussi mon ami, mon amour, mon alter ego, et le seul à savoir me réconforter... Ma main qui s’attendait à frôler la texture douce de la soie ne trouva qu’un drap rêche et froid... Que se passait-il ? où était l’homme de ma vie ? Je voulus attraper mon réveil mais ma main resta bredouille... Pourquoi m’avait-il laissé dormir alors que j’avais un rendez-vous professionnel décisif ce matin ?

J’ouvris les yeux et ce que je vis ne fut pas pour me rassurer... Je ne compris plus rien ! J’avais la tête à l’envers ! Non seulement le lit était vide mais je soulevai le drap et découvris des dizaines de liasses de billets de 100 et 500 euros... j’aurais eu besoin de cent vies pour accumuler autant d’argent ! j’avais beau creuser dans ma mémoire, je n’avais aucun souvenir de toutes ces maudites coupures... d’où venaient-elles ? je les tâtai et les étalai sur le lit pour être certaine qu’elles étaient réelles... En un clin d’œil je vis tout ce que je pouvais faire avec tout cet argent, les voyages, les bijoux, et pourquoi pas le tour du monde ! tout ce qui m’était inaccessible jusqu’à maintenant... je me sentis chanceler...
     

Puis mon regard fit le tour de la pièce... cette chambre m’était totalement étrangère ! Envolés le décor apaisant, les meubles design, l’écran plat, le dressing gigantesque, tout ce que j’avais acquis par mon seul travail... A la place, des meubles « vintage » pour ne pas dire vieillots, un tapis élimé, des tableaux d’un goût douteux... Je me frottai les yeux mais l’image persista. Je me pinçai pour être sûre de ne pas rêver mais cela ne fit que m’arracher un cri de rage...

J’essayai alors de rassembler toute mon énergie pour rester calme et logique, et tenter d’analyser au mieux ce véritable délire.

• Ce n’est pas possible ! c’est un sketch ! Ou, pire, je suis en enfer !

Une véritable tempête s’était déclarée dans mon crâne... j’hésitais entre les hypothèses diverses et variées qui se bousculaient dans ma tête... étais-je dans un cauchemar, dans une autre dimension, étais-je frappée de démence sénile malgré ma récente trentaine, était-ce une mauvaise blague, ou encore les effets d’un psychotrope que j’aurais pris par erreur ? Quelqu’un m’avait-il jeté un sort, étais-je repartie dans une vie antérieure ? étais-je frappée d’amnésie ou en pleine crise de delirium tremens ? Tout ceci n’était-il qu’une simple hallucination ? Quelqu’un avait-il mis trois gouttes de GHB dans mon verre la veille au soir à mon insu ? S’agissait-il d’un kidnapping ? Peut-être que j’étais l’héroïne d’une série et que tout ceci n’était qu’un décor factice en studio, un simple simulacre en carton-pâte ? Et puis tout cet argent ? étais-je l’objet d’une transaction ? Ou au contraire étais-je en charge d’un trafic illégal ? Eric était-il impliqué ? Quoi qu’il en soit, la réponse à ces questions me terrifiait.
Tout se mélangeait dans ma tête, toutes ces possibilités invérifiables... A nouveau j’appelai :

• « Eric !!! »

Ou plutôt je hurlai... Mais toujours pas de réponse... L’homme de ma vie semblait avoir disparu avec tout le reste ...

Je me mis à douter, à douter même de moi ! Je ne savais plus qui j’étais, ni si je devais croire ce que je voyais... Et Eric ? Avait-il seulement existé ? Puisque je me trouvais dans ma chambre, j’étais donc la seule responsable de cette déco hideuse à vomir ? j’avais du mal à me représenter Eric, lui si esthète et si élégant, dans une telle ambiance...

Je me mis à imaginer les autres pièces... j’eus soudain la hantise de poser un pied par terre... Même l’odeur de cette pièce inconnue me soulevait le cœur ! j’allais devoir faire face seule à cette situation inouïe... En tremblant, mais avec l’énergie du désespoir, je me décidai à affronter cette horrible moquette délavée et me dirigeai vers la porte... Qu’allait me révéler le reste de la maison ? Je me disais que cette impression d’étrangeté allait s’étendre à tout cet endroit, puis englober ma vie et finalement m’engloutir tout entière, comme le ferait une pieuvre géante et maléfique...

Comme je l’avais redouté, la cuisine n’avait rien à envier à la chambre... Dans son jus, elle-aussi, et dans un état de chambardement total !

• Ce n’est pas possible ! moi ? je vis dans ce taudis infâme ? Dans cette crasse ?
  

J’eus un second haut le cœur... Je ne savais pas ce qui m’arrivait, je titubais... j’étouffais... Il me fallait de l’air, de l’air... !!! Je me précipitai vers une petite porte à la peinture écaillée qui donnait sur le jardin. Là, je vis arriver vers moi deux agents de ville en tenue.

• Que faites-vous ici, dans cette maison ? me crièrent-ils d’un ton plus que désagréable.
• Je suis ici chez moi, répondis-je d’un ton morne et sans en être vraiment sûre.
• Certainement pas ! Depuis la mort de la vieille dame, cette maison a été squattée et, après des actes de vandalisme répétés, elle a été confiée à notre surveillance. Il est absolument interdit d’y pénétrer. Alors pour cette fois nous fermerons les yeux, mais circulez ! Et qu’on ne vous revoie plus ici !
• Il me semblait bien que quelque chose avait changé, murmurai-je. J’ai dû me tromper... Mais Monsieur l’agent, avouez que si vous arrivez par une nuit noire devant toutes ces maisons alignées et identiques, vous avez de fortes chances d’atterrir chez le voisin !

• Vous êtes sans doute la résidente d’à-côté...La nuit n’était pas si noire... A mon avis, vous avez dû arrosez un peu trop la soirée d’hier...Vous savez, on a l’habitude... tous les week-end c’est pareil !

En fait il a raison. Je suis encore complètement ivre ! ça y est ! La soirée me revient par bribes... mon enterrement de vie de jeune fille... un mélange d’alcools, de champagne et autres spiritueux encore plus forts ! Que dirait Eric s’il me voyait dans cet état huit jours avant notre mariage ?

Je prie les agents de bien vouloir excuser mon erreur et me dirige vers mon chez moi où je retrouve avec soulagement ma clé sous le paillasson, mon ambiance de rêve, et ma déco minimaliste, lumineuse et zen. J’ai deux jours avant mon rendez-vous d’affaires, et surtout une semaine avant le grand jour... c’est peu pour me remettre de cette nuit d’enfer et me débarrasser de ce vilain teint brouillé !

Pour le rendez-vous j’ai confiance... Heureusement j’ai tout le week-end pour me remettre sur pieds... je maîtrise mon sujet et après une bonne nuit de sommeil, je serai au top ! Pour le reste, c’est plus compliqué... l’énigme des billets n’est pas résolue... était-ce une hallucination ? Je vais devoir contourner la garde des deux agents pour aller vérifier... Et si c’était vrai ? Je me sens soudain passer de pantouflarde à bohème... Si les billets sont bien réels, si ce ne sont pas des faux, ma vie va changer... d’un autre côté, personne ne doit connaître la provenance d’une telle somme donc ce serait une vie de cavale, de course-poursuite, d’illégalité... Alors, suis-je assez forte (certains diraient assez vénale) pour choisir cette voie ? Vais-je renoncer à Eric, à la vie si lisse et si douce qu’il me propose et à tous nos projets, oublier notre amour et la sublime robe en dentelle blanche que je dois porter samedi prochain, faire faux bond à tous mes amis et me laisser tenter par l’aventure ?...


Je crois que j’ai vraiment besoin d’une bonne nuit de sommeil pour éclaircir tout ça... Voilà... les stores sont baissés et le portable éteint... Whaou ! C’est fou ce que peut provoquer un simple enterrement de vie de jeune fille...

Alterego