Atelier 1 - 2024 - Sujet 5
Mon corps et moi
Asseyons-nous sur notre banc préféré, adossé au mur Sud de notre maison, bien à l’abri des bises du Mistral. En cet après-midi du 31 décembre, les rayons de ce soleil hivernal jouent avec les branches dénudées de notre chêne, créant des ondulations massant nos vieux os.
Te rappelles-tu notre rencontre comme elle fut mouvementée ? Tu n’étais pas pressé de me retrouver. A 37° dans ton bocal à faire des galipettes, nourri par ton cordon tel un scaphandrier, tu n’avais aucune envie de quitter ton cosy aquatique. Tu es arrivé avec trois jours de retard. Je commençais à regarder si je ne pouvais pas faire ma vie avec l’un de tes voisins de maternité, mais ils étaient déjà tous réservés, il faut s’y prendre neuf mois à l’avance.
Même le jour venu, il a fallu des heures de conciliabules mouvementées avec Maman pour te convaincre de nous rejoindre. Fâché d'avoir été forcé, ton premier caprice a été de rester silencieux un long moment, glaçant ainsi toute la salle d'inquiétude, jusqu’à ton premier cri, qui a rendu un sourire de soulagement à chacun.
Et des cris, tu en as inondé nos oreilles pendant des semaines. Tu ne pouvais pas parler comme tout le monde ? Non. Il fallait que tu cries quand tu avais faim, quand tu avais sommeil, quand tu devais être changé. Troubler mon sommeil ne te gênait nullement. Il t’a fallu quelques mois pour que je te fasse comprendre, que tu serais choyé par toute la famille, sans être obligé de brailler.
Moi, j’avais des envies de bouger, d’aller voir ce que faisait Maman dans la cuisine qui sentait si bon, de sortir dans le jardin, et d’aller et venir, aussi librement que faisait le chien de la maisonnée. Mais, toi, gros fainéant, impossible de te faire lever; tu préférais téter tranquillement dans ton landau. Faute de te convaincre de tenir debout sur tes jambes comme Papa et Maman, je n’ai pu, dans un premier temps, que te décider d’aller à quatre pattes. Pas très pratique, mais cela me permettait de calmer mes envies de bougeottes et de découvrir ce qu’était le monde. Comme je te demandais sans arrêt de trottiner d’une pièce à l’autre, tes genoux t’ont vite fait comprendre que c’était le boulot de tes pieds de nous transporter.
Il n’empêche que tu n’étais pas un sportif né. Te faire courir a été un combat de plusieurs jours et une mosaïque de pansements sur tes jambes et tes bras. Petit à petit, j’ai réussi à te persuader de prendre possession de notre jardin avec ton ballon, puis ton vélo, et enfin jouer avec les voisins, sans craindre ni les chutes ni les bagarres. Mais quel travail ce fut pour moi.
Les deux compères se taisent un moment. A leur âge et leur complicité, le silence dialogue souvent plus que les paroles. Ils sourient devant le manège des moineaux, volant de branches en branches, tel ceux d’un mobile de chambres d’enfants, pour se rendre l’un après l’autre à la mangeoire que les deux copains ont suspendue à un bras du chêne la semaine dernière.
En parlant trop, j’ai oublié qu’il ne pouvait en aucun cas éluder la sieste post-café. Le laissant assoupi, je me remémore nos années à l’école. Avais-je trop forcé sur l’aspect physique de son développement ? Impossible de le maintenir au calme sur une chaise pendant la classe. Nous connaissions bien les quatre coins de la salle. Heureusement, mon esprit vif apprenait vite, ce qui nous sauva plusieurs fois, d’un renvoi des établissements scolaires. À la fac, je ne sais pourquoi, il devint impossible à fréquenter. Tout l’insupportait. Il se rebellait contre tout : nos parents, l’école, la société. Il n’avait qu’une envie faire la révolution, bloquer les routes, occuper les bâtiments scolaires, jeter des pavés sur les forces de l’ordre. Je savais bien que cela ne servirait à rien, mais il était obnubilé par l’idée de refaire un monde nouveau et équitable par la révolution. Je n’arrivais pas à le retenir. Ce ne fut qu’après avoir reçu quelques coups de matraques policières et une bonne engueulade de Papa, le menaçant de lui couper les vivres, qu’il devint plus raisonnable et que je pus enfin consacrer tout mon temps à l’étude.
Malgré ses vociférations en assemblées révolutionnaires, il n’en restait pas moins timide et peu causant en privé. Ah, voilà qu’il se réveille. Tu sembles avoir bien dormi mon ami. Je voulais te demander : te souviens-tu du prénom de la première fille que tu as embrassée ? Non ? Elle s’appelait Marie-Christine, petite, brune, jolie sourire et surtout pas froid aux yeux. Elle t’avait repéré. Moi, à cet âge, il faut dire que je ne pensais qu’à ça, du matin au soir. Aussi, quand j’ai remarqué son manège autour de toi, j’ai tout fait pour que tu te rapproches d’elle, et, malgré ton visage boutonneux, elle s’est subitement jetée à ton cou pour ton premier baiser. Que n’avais-je débloqué chez toi ? Tu devins un véritable tombeur. Fini les silences timides, bonjour super-Éros. Pendant mes révisions pour les examens, tu m’en as fait passer des nuits chez l’une ou l’autre de tes conquêtes. Comme par hasard, les boutons de ton visage ont été remplacés par une barbe plus virile. Tu devins un homme. Puis tu as rencontré Suzanne. Pour moi cela a été un miracle. Elle a vite compris que tu étais, un jeune homme bien élevé, avec des valeurs et du courage, et ce que tu valais grâce à mes capacités intellectuelles. Très vite, elle su se rendre indispensable à tes désirs, canaliser ta fougue et t’amener doucement à me laisser obtenir nos diplômes et une bonne place dans une grosse entreprise, tout en demandant à être présentée à nos parents. La petite savait s’y faire et nous ne nous en sommes jamais plaints.
Nous avons créé une famille. Tu m’as laissé mener notre vie professionnelle avec succès. Je t’ai laissé t’entretenir pour garder une très bonne forme physique. Nous avons ainsi trouvé, après les soubresauts de la jeunesse, un équilibre entre nous qui nous a permis de vivre ensemble jusqu’à maintenant. Nos enfants sont partis faire leur vie. Suzanne nous a quittés, il y a deux ans, nous laissant en grande peine.
Un rouge-gorge tente sa chance auprès de la mangeoire avec succès, laissant les deux compagnons un instant silencieux devant la merveilleuse nature qui se complet dans leur jardin. Le petit chat blanc des voisins se prélasse sur le muret en pierres sèches, bien plus préoccupé par ses étirements que par les oiseaux.
Te rappelles-tu de Jean-François ? Ce copain de fac qui s’est marié avec Jacqueline ? Ils étaient tous deux enseignants. Ils n’ont pas pu avoir d’enfant. Se sont lancés dans les jeux d’argent. Ont perdu gros. Ne pouvant plus se supporter, ils ont divorcé en se jetant du balcon de leur appartement du 5ème étage.
Tu as raison d’évoquer Alexandra. Notre amie de randonnées que son mari ne reconnaît plus. Te rends-tu comptes si, du fait de la maladie, nous ne pouvions plus communiquer ? Je serai perdu dans des limbes infinies, plus personne pour te guider, tu ferais n’importe quoi. Nous serions séparés tout en continuant à vivre ensemble. Quel cauchemar. La maladie fait perdre l’esprit, la mémoire, le raisonnement, alors que le corps garde toutes ses facultés. Quel affreux supplice. Et si c’était toi qui perdais tes capacités physiques. Par exemple. dans un fauteuil roulant ou alité. Quelle force de caractère pour rester ensemble et ne pas provoquer notre séparation comme Jean-François et Jacqueline. Croisons les doigts d’être épargnés de ces mauvais rêves.
Nous voilà tous les deux seuls dans notre maison, regardant défiler les journées. Tu sais, je pense à ceux qui sont déjà séparés par la mort. Les couples de nos âges sont de moins en moins nombreux autour de nous. Et comme nos vies sont liées, la disparition de l’un entraîne irrémédiablement la disparition de l’autre ; ce pourquoi, à chaque réveil nous nous examinons avec appréhension. Peut-être aurons-nous la chance de nous endormir ensemble, sans que je ne te voie malade, sans que tu ne me voies partir. Ne serait-ce pas une belle fin ? Quand dis-tu ?
Tu frissonnes. Rentrons. Le soleil est bas. La fraîcheur s’installe. N’oublie pas quelques bûches pour la soirée.
Dorémi
Janvier 2024
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